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Message par Invité Sam 11 Jan 2014 - 16:33

Ici, postez tous vos passages de livres préférés.


Tiré de "Ceci tuera cela" Notre Dame de Paris, livre 5ème, Chapitre II, Victor Hugo :

Elle devint géante à mille têtes et à mille bras, et fixa sous une forme éternelle, visible, palpable, tout ce symbolisme flottant. Tandis que Dédale, qui est la force, mesurait, tandis qu'Orphée, qui est l'intelligence, chantait, le pilier qui est une lettre, l'arcade qui est une syllabe, la pyramide qui est un mot, mis en mouvement à la fois par une loi de géométrie et par une loi de poésie, se groupaient, se combinaient, s'amalgamaient, descendaient, montaient, se juxtaposaient sur le sol, s'étageaient dans le ciel, jusqu'à ce qu'ils eussent écrit, sous la dictée de l'idée générale d'une époque, ces livres merveilleux qui étaient aussi de merveilleux édifices ; la pagode d'Eklinga, le Rhamseïon d'Égypte, le temple de Salomon.
L'idée mère, le verbe, n'était pas seulement au fond de tous ces édifices, mais encore dans la forme. Le temple de Salomon, par exemple, n'était point simplement la reliure du livre saint, il était le livre saint lui-même. Sur chacune de ses enceintes concentriques les prêtres pouvaient lire le verbe traduit et manifesté aux yeux, et ils suivaient ainsi ses transformations de sanctuaire en sanctuaire jusqu'à ce qu'ils le saisissent dans son dernier tabernacle sous sa forme la plus concrète qui était encore de l'architecture : l'arche. Ainsi le verbe était enfermé dans l'édifice, mais son image était sur son enveloppe comme la figure humaine sur le cercueil d'une momie.

Victor Hugo


Dernière édition par neurone-indolent le Dim 26 Jan 2014 - 13:22, édité 2 fois

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Message par Invité Sam 11 Jan 2014 - 16:50

"Jamais il ne l'avait aimé si profondément qu'à ce moment, et ce n'était pas seulement parce qu'il avait fait cesser la douleur. L'ancien sentiment, qu'au fond peu importait qu'O'Brien fût un ami ou un ennemi, était revenu. O'Brien était quelqu'un avec qui on pouvait causer. Peut-être ne désirait-on pas tellement être aimé qu'être compris."

1984 - George Orwell


Dernière édition par ✿ Lyhan <3 ✿♥ le Dim 19 Jan 2014 - 2:54, édité 1 fois

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Message par Invité Dim 12 Jan 2014 - 12:25

Proust, Du côté de chez Swann
(Ce n'est pas un de mes passages préférés, car je ne les trouve pas sur le net, ce qui est le défaut de ce topic. Je mets néanmoins un extrait qui indique l'esprit de ce que je vénère chez cet auteur.)

Le nom de Parme, une ville où je désirais le plus aller depuis que j'avais lu La Charteuse, m'apparaissant compact, lisse, mauve et doux, si on me parlait d'une maison quelconque de Parme dans laquelle je serais reçu, on me causait le plaisir de penser que j'habiterais une demeure lisse, compacte, mauve et douce, qui n'avait de rapport avec les demeures d'aucune ville d'Italie, puisque je l'imaginais seulement à l'aide de cette syllabe lourde du nom de Parme, où ne circule aucun air, et de tout ce que je lui avais fait absorber de douceur stendalhienne et du reflet des violettes. Et quand je pensais à Florence, c'était comme à une corolle (...)


Dernière édition par neurone-indolent le Dim 26 Jan 2014 - 13:19, édité 2 fois (Raison : précisions)

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Message par Liloumoi Mar 21 Jan 2014 - 14:25

Pierre Bottero, Amies à vie

Je me suis sentie désarmée, perdue. Je voulais dire des tas de choses, mais rien ne sortait. J'ai tout de même compris que les premiers mots que je prononcerais seraient essentiels et je n'ai pas voulu les gâcher. J'ai regardé Sonia dans les yeux et j'y a lu tout ce qu'elle ne voulait pas entendre dans ma bouche, tout ce qu'elle avait certainement si souvent entendu, tout ce qui était si vain que ça finissait par sonner faux. En une fraction de seconde j'ai condensé tout ce que je pensais et je me suis penchée vers son oreille (il est des choses, dit ma grand-mère, qui ne doivent pas être prononcées à haute voix).
-On va s'en sortit je te le jure !
J'ai attendu un peu, le temps de descendre tout au fond de moi et j'ai repris, si bas qu'il fallait qu'elle me sache déjà pour pouvoir l'entendre :
-Je t'aime.
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Message par Invité Sam 25 Jan 2014 - 12:34

Le portrait de Dorian Gray, Oscar Wilde, chap XI

La fantaisie des joyaux le prit, et il apparut un jour dans un bal déguisé en Anne de Joyeuse, amiral de France, portant un costume couvert de cinq cent soixante perles. Ce goût l'obséda pendant des années, et l'on peut croire qu'il ne le quitta jamais.
Il passait souvent des journées entières, rangeant et dérangeant dans leurs boîtes les pierres variées qu'il avait réunies, par exemple, le chrysobéryl vert olive qui devient rouge à la lumière de la lampe, le cymophane aux fils d'argent, le péridot couleur pistache, les topazes roses et jaunes, les escarboucles d'un fougueux écarlate aux étoiles tremblantes de quatre rais, les pierres de cinnamome d'un rouge de flamme, les spinelles oranges et violacées et les améthystes aux couches alternées de rubis et de saphyr.
Il aimait l'or rouge de la pierre solaire, la blancheur perlée de la pierre de lune, et l'arc-en-ciel brisé de l'opale laiteuse.
Il fit venir d'Amsterdam trois émeraudes d'extraordinaire grandeur et d'une richesse incomparable de couleur, et il eut une turquoise de la vieille roche qui fit l'envie de tous les connaisseurs.
Il découvrit aussi de merveilleuses histoires de pierreries... Dans la «Cléricalis Disciplina» d'Alphonso, il est parlé d'un serpent qui avait des yeux en vraie hyacinthe, et dans l'histoire romanesque d'Alexandre, il est dit que le conquérant d'Emathia trouva dans la vallée du Jourdain des serpents «portant sur leurs dos des colliers d'émeraude.»
Philostrate raconte qu'il y avait une gemme dans la cervelle d'un dragon qui faisait que «par l'exhibition de lettres d'or et d'une robe de pourpre» on pouvait endormir le monstre et le tuer.
Selon le grand alchimiste, Pierre de Boniface, le diamant rendait un homme invisible, et l'agate des Indes le faisait éloquent. La cornaline apaisait la colore, l'hyacinthe provoquait le sommeil et l'améthyste chassait les fumées de l'ivresse. Le grenat mettait en fuite les démons et l'hydropicus faisait changer la lune de couleur. La sélénite croissait et déclinait de couleur avec la lune, et le meloceus, qui fait découvrir les voleurs, ne pouvait être terni que par le sang d'un chevreau.
Léonardus Camillus a vu une blanche pierre prise dans la cervelle d'un crapaud nouvellement tué, qui était un antidote certain contre les poisons ; le bezoard que l'on trouvait dans le coeur d'une antilope était un charme contre la peste ; selon Democritus, les aspilates que l'on découvrait dans les nids des oiseaux d'Arabie, gardaient leurs porteurs de tout danger venant du feu.
Le roi de Ceylan allait à cheval par la ville avec un gros rubis dans sa main, pour la cérémonie de son couronnement. Les portes du palais de Jean-le-Prêtre étaient «faites de sardoines, au milieu desquelles était incrustée la corne d'une vipère cornue, ce qui faisait que nul homme portant du poison ne pouvait entrer.» Au fronton, l'on voyait «deux pommes d'or dans lesquelles étaient enchâssées deux escarboucles» de sorte que l'or luisait dans le jour et que les escarboucles éclairaient la nuit.
Dans l'étrange roman de Lodge «Une perle d'Amérique» il est écrit que dans la chambre de la reine, on pouvait voir «toutes les chastes femmes du monde, vêtues d'argent, regardant à travers de beaux miroirs de chrysolithes, d'escarboucles, de saphyrs et d'émeraudes vertes». Marco Polo a vu les habitants du Zipango placer des perles roses dans la bouche des morts.
Un monstre marin s'était enamouré de la perle qu'un plongeur rapportait au roi Perozes, avait tué le voleur, et pleuré sept lunes sur la perte du joyau.

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Message par ZeBrAsLoLo658 Sam 8 Nov 2014 - 19:00

"James et la grosse pêche", Roald Dahl

"[...] Mais comme ils le suppliaient sans cesse de leur raconter la fabuleuse aventure que fut son voyage à bord de la pêche géante, il commença à se demander ce que ce serait s'il écrivait son histoire pour en faire un livre. C'est ce qu'il fit. Et ce livre vous venez de le lire"

Ce moment, qui est la fin de l'histoire, m'a marqué quand je l'est lu

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Message par SanglanteAlouette Jeu 20 Nov 2014 - 23:37

Fortune carrée, de Joseph Kessel

"Le guépard se retourna et bondit comme la foudre. Mais le soleil le gênait. Il manqua encore sa proie.
De nouveau, il avait l'avantage de la lumière. Cette fois, il s'en fallut d'un pouce qu'Igricheff ne fût culbuté, déchiré. Et, déjà le guépard était sur lui. Il ne put éviter complètement le contact. Il sentit le souffle du félin l'envelopper. Et les griffes frappèrent son dos.
Le vêtement de cuir le sauva. La bête glissa dessus en le lacérant. Mais à travers les fentes, parut une onde rouge. Les Yéménites hurlèrent d'excitation et de joie. La fin approchait. A la vue des blessures, à leur odeur, le fauve allait devenir enragé. Aucune manœuvre ne pouvait plus parer son élan furieux. Igricheff haletait.
Porté par l'instinct de vivre, il avait profité du glissement de la bête qui l'avait, une seconde, désaxé, pour se dégager et reculer d'une dizaine de pas. Une dernière fois il rencontra les yeux de turquoise ardente et vit se former le bond. L'intuition suprême le visita. Il arracha sa veste de cuir, la fit miroiter au soleil et la jeta derrière lui. Ce fut elle que visa la bête, car c'était elle qui l'avait magnétisé jusqu'alors. Iphid ne sentit le stratagème qu'au moment où il se détacha du sol. Il voulut alors redresser son bond, le raccourcir, mais ne le put complètement. Au lieu des griffes de devant, son ventre porta sur Igricheff.
Celui-ci s'était laissé tomber par terre en boule, la tête collée aux genoux et sur eux, des deux mains, il tenait son poignard tout droit. Et quand il sentit la pointe empaler le félin, il se détendit avec une énergie désespérée, fendit de son arme le ventre, fouilla, fouilla, toucha le cœur.
Il était si mélangé à la bête, qu'il en perçut dans ses muscles la dernière vibration. Alors, il se releva, teint, tout entier, de sang animal et humain.
Une vaste et profonde rumeur le salua. Des premiers rangs yéménites la nouvelle de sa victoire s'était répandue aux suivants et de bouche à oreille tout le camp, stupéfait, l'avait en quelques instants connue. Comme un gladiateur, triomphant, Igricheff, étourdi, ivre de se sentir vivant, regardait tour à tour le félin étendu à ses pieds et la foule dressée."


Un passage intense, comme le reste du livre. Et comme les œuvres de Kessel en général, sans concessions face à la nature humaine.
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Message par calimero1 Ven 21 Nov 2014 - 0:06

J'ai eu l'impression d'assister à un duel dans l'Ouest sauvage. Jamie léchait ses lèvres. Mon cœur battait la chamade. Nous nous sommes arrêtés pour regarder.

Rommel a frappé le premier, enfonçant profondément ses crocs dans la fourrure de la gorge de Stupide. Autant mordre un matelas. Stupide s'est libéré, dressé sur ses pattes arrière, tel un ours, utilisant ses pattes avant pour tenir le Teuton à distance. Rommel aussi s'est dressé sur ses pattes arrière ; gueule contre gueule, ils ont essayé de se mordre. Mon Rocco, spécialistes des bagarres de rue, les aurait étripés tous les deux s'ils avaient employé cette tactique contre lui. Mais Rommel était un adepte du combat sur deux pattes, dans le strict respect des règles, pas de coups bas, pas de morsures au bas-ventre, la gorge comme seule et unique cible autorisée.

Il a frappé plusieurs fois, mais sans pouvoir s'accrocher. À ma grande surprise, Stupide ne mordait pas. Il grondait, ses mâchoires claquaient, il rugissait pour égaler les rugissements de Rommel, mais de toute évidence il voulait seulement se battre, et pas tuer. Il était de la même taille que Rommel, mais son poitrail était plus puissant et ses pattes frappaient comme des massues.

Après une demi-douzaine de charges, le match nul semblait inévitable, et il y a eu une pause momentanée dont les chiens ont profité pour se jauger. L'alerte Rommel était immobile comme une statue tandis que Stupide s'approchait de lui et commençait à décrire des cercles autour du berger allemand. Rommel observait cette manœuvre d'un air soupçonneux, les oreilles dressées. Selon toutes les règles du combat de chien classique, on aurait dû s'en tenir à un match nul, les deux animaux regagnant leurs pénates respectifs avec leur honneur sauf.

Mais pas Stupide. Vers la fin du deuxième cercle, il a soudain levé ses pattes vers le dos de Rommel. Touché ! C'était un coup fantastique, sans précédent, osé, humiliant et si peu orthodoxe que Rommel s'est figé sur place, incrédule. On eût dit que Stupide préférait batifoler plutôt que lutter ; ça a jeté Rommel, ce noble chien qui croyait au fair-play, dans une confusion terrible.

Alors Stupide a révélé son but incroyable : il a dégainé son glaive orange en bondissant sur le dos de Rommel ; tel un ours, il a immobilisé Rommel de ses quatre pattes puissantes, puis entrepris de mettre son glaive au chaud. Quelle finesse ! Quelle astuce ! J'étais enchanté. Dieu, quel chien !

Grondant de dégoût, Rommel se débattait pour échapper à cet assaut obscène, son cou se tordait pour atteindre la gorge de Stupide, son arrière-train se plaquait au sol pour échapper aux coups de glaive. Il savait maintenant que son adversaire était un monstre pervers à l'esprit dépravé, et il se tordait en tout sens avec l'énergie du désespoir. Enfin libre, il s'est éloigné furtivement, la queue basse pour protéger ses parties. Stupide gambadait autour de lui pendant que Rommel battait en retraite vers sa pelouse où il s'est couché en montrant les crocs. Il y avait de l'écœurement et du dégoût dans le gémissement qui est monté de sa gorge : il ne voulait plus entendre parler de cet adversaire révoltant, trop répugnant pour qu'on l'attaque.

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Message par AmelievanLaure Mar 2 Déc 2014 - 0:23

"Dans un certain état toute trace de sentiment est chassé. Je ne vous aime pas quand je me tais d'une certaines façon. Vous avez remarqué ?"

Le Ravissement de Lol. V. Stein, Duras
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Message par Invité Dim 4 Jan 2015 - 14:02

"La bourgeoisie a joué dans l'histoire un rôle éminemment révolutionnaire.
Partout où elle a conquis le pouvoir, elle a foulé aux pieds les relations féodales, patriarcales et idylliques. Tous les liens complexes et variés qui unissent l'homme féodal à ses "supérieurs naturels", elle les a brisés sans pitié pour ne laisser subsister d'autre lien, entre l'homme et l'homme, que le froid intérêt, les dures exigences du "paiement au comptant". Elle a noyé les frissons sacrés de l'extase religieuse, de l'enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite-bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste. Elle a fait de la dignité personnelle une simple valeur d'échange; elle a substitué aux nombreuses libertés, si chèrement conquises, l'unique et impitoyable liberté du commerce. En un mot, à la place de l'exploitation que masquaient les illusions religieuses et politiques, elle a mis une exploitation ouverte, éhontée, directe, brutale."

Marx & Engels, Manifeste du Parti communiste

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Message par Sneglia Dim 24 Mai 2015 - 20:08

James Salter - Un Bonheur parfait  (The light Years)

Pour se déployer, le jour immense, infiniment bleu, devait dissimuler le secret qui inspirait sa vie, en retenir l'image invisible, telles le étoiles dans le ciel diurne. Il voulait une chose, la réalisation d'un souhait: devenir célèbre. Être au centre de la famille humaine - que peut-on espérer, désirer d'autre ? Déjà il avançait d'un pas modeste dans les rues, comme s'il avait été sûr de l'avenir. Il n'avait rien, à part le bagage soigneusement étalé de la vie bourgeoise, un crâne qui commençait à se dégarnir, des mains immaculées. Et son savoir. Oui, il avait cela. Il connaissait la Sagrada Familia aussi bien qu'un fermier sa grange, les "villes nouvelles" de France et d'Angleterre, cathédrales, voussoirs, corniches, pierres d'angle. Il connaissait la vie d'Alberti et de Christopher Wren. Il savait que Sullivan était le fils d'un professeur de danse, Breuer un médecin hongrois. Mais le savoir ne vous protège pas. La vie méprise le savoir; elle le force à faire antichambre, à attendre dehors. La passion, l'énergie, les mensonges, voilà ce que la vie admire. Néanmoins, on est capable de supporter beaucoup de choses si l'humanité entière vous regarde. Les martyrs sont là pour le prouver. Nous vivons dans l'attente des autres. Nous nous tournons vers elle comme les fleurs vers le soleil.
Il n'existe pas de vie complète, seulement des fragments. Nous sommes nés pour ne rien avoir, pour que tout nous file entre les doigts. Pourtant, cette fuite, ce flux de rencontres, ces luttes, ces rêves.... Il faut être une créature non-pensante, comme la tortue. Être résolu, aveugle. Car tout ce que nous entreprenons, et même ce que nous ne faisons pas, nous empêche d'agir à l'opposé. Les actes détruisent leurs alternatives, c'est cela, le paradoxe. De sorte que la vie est une question de choix - chacun est définitif et sans grandes conséquences, comme le geste de jeter des galets dans la mer. Nous avons eu des enfants, pensa-t-il; nous ne saurons jamais être un couple sans enfants. Nous avons été modérés, nous ne saurons jamais ce que c'est que de brûler la chandelle par les deux bouts.....


[...]


Ils ne lui demandaient jamais d'où elle venait, ils la présentaient, l'accueillaient encore plus chaleureusement que leurs autres invités: elle était très belle, ivre de vie, sentant la provocation à une lieue. Aussi bien le mari que la femme aimaient la voir, elle les excitait, ils pouvaient parler en sa présence; des sujets qui, sinon, auraient été passés sous silence, devenaient faciles à aborder; en même temps, sous silence, le changement de cap de sa vie confirmait en quelque sorte la vertu de la leur. Elle vivait au-dessus de ses moyens spirituels, cela se lisait sur son visage, dans chacun de ses gestes: elle dépenserait tout. Ils lui étaient attachés comme on l'est à l'idée d'une existence bue à grands grands traits. Sa chute serait la victoire de leur bon sens, de leur raison.


[...]


Elle était frapée par les distances de la vie, par tout de qui se perdait en route. Elle n'arrivait même pas à se rappeler - elle ne tenait pas de journal -  ce qu'elle avait dit à Jivan le jour de leur premier déjeuner. Elle ne se souvenait que de la lumière du soleil qui la rendait amoureuse, de la certitude qu'elle ressentait,du restaurant qui se vidait pendant qu'ils parlaient. le reste s'était érodé, n'existait plus. Des choses qu'elle avait crues impérissables, des images, des odeurs, la façon dont il mettait ses vêtements, les geste de la vie quotidienne qui l'avaient bouleversée, tout cela à présent disparaissait, devenait faux. Elle écrivait rarement des lettres, n'en gardait aucune.


[...]


"- Tu dois aller plus que moi, tu le sais, n'est-ce-pas? dit Nedra.
- Plus loin?
- Oui, dans la vie. Tu dois devenir quelqu'un de libre."
Elle n'expliqua pas ses paroles; elle en était incapable. Il ne s'agissait pas seulement du fait de vivre seule, bien que ç'eût été nécessaire dans son cas. La liberté dont elle parlait, c'était la conquête de soi. Ce n'était pas un état naturel. Ne la connaissaient que ceux qui voulaient tout risquer pour y parvenir, et se rendaient compte que sans elle, la vie n'est qu'une succession d'appétits, jusqu'au jour où les dents vous manquent.


[...]


Chaque jour qui passait, éparpillé autour de lui, l'hébétait comme de l'alcool. Il n'avait rien accompli. Il avait sa petite vie - une vie sans grande valeur, à la différence d'autres qui, même à leur terme, avaient vraiment représenté quelque chose. Si seulement j'avais eu le courage, pensa-t-il, si seulement j'avais eu confiance! Nous nous ménageons comme si c'était important et cela toujours au dépens des autres. Nous nous économisons. Nous réussissons si les autres échouent, nous sommes sages si les autres sont insensés, et nous continuons sans lâcher prise jusqu'à ce qu'il n'y ait plus personne. Nous restons avec Dieu pour unique compagnon. Mais nous n'y croyons pas. Car nous le savons, Il n'existe pas.


Dernière édition par Sneglia le Dim 24 Mai 2015 - 21:26, édité 1 fois (Raison : typo)

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Message par Hillary Dim 24 Mai 2015 - 21:11

On ne badine pas avec l'amour, Alfred de Musset
Perdican : "Adieu, Camille, retourne à ton couvent, et lorsqu'on te fera de ces récits hideux qui t'ont empoisonnée, réponds ce que je vais te dire : Tous les hommes sont menteurs, inconstants, faux, bavards, hypocrites, orgueilleux et lâches, méprisables et sensuels ; toutes les femmes sont perfides, artificieuses, vaniteuses, curieuses et dépravées ; le monde n'est qu'un égout sans fond où les phoques les plus informes rampent et se tordent sur des montagnes de fange ; mais il y a au monde une chose sainte et sublime, c'est l'union de deux de ces êtres si imparfaits et si affreux. On est souvent trompé en amour, souvent blessé et souvent malheureux ; mais on aime, et quand on est sur le bord de sa tombe, on se retourne pour regarder en arrière ; et on se dit : “ J'ai souffert souvent, je me suis trompé quelquefois, mais j'ai aimé. C'est moi qui ai vécu, et non pas un être factice créé par mon orgueil et mon ennui. ”
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Message par Princeton Dim 24 Mai 2015 - 21:29

Les liaisons dangereuses, Laclos

On s’ennuie de tout, mon Ange, c’est une loi de la Nature ; ce n’est pas ma faute.
Si donc je m’ennuie aujourd’hui d’une aventure qui m’a occupé entièrement depuis quatre mortels mois, ce n’est pas ma faute.
Si, par exemple, j’ai eu juste autant d’amour que toi de vertu, et c’est sûrement beaucoup dire, il n’est pas étonnant que l’un ait fini en même temps que l’autre. Ce n’est pas ma faute.
Il suit de là, que depuis quelque temps je t’ai trompée : mais aussi, ton impitoyable tendresse m’y forçait en quelque sorte ! Ce n’est pas ma faute.
Aujourd’hui, une femme que j’aime éperdument exige que je te sacrifie. Ce n’est pas ma faute.
Je sens bien que te voilà une belle occasion de crier au parjure : mais si la nature n’a accordé aux hommes que la constance, tandis qu’elle donnait aux femmes l’obstination, ce n’est pas ma faute.
Crois-moi, choisis un autre amant, comme j’ai fait une autre maîtresse. Ce conseil est bon, très bon ; si tu le trouves mauvais, ce n’est pas ma faute.
Adieu, mon ange, je t’ai prise avec plaisir, je te quitte sans regret : je te reviendrai peut-être. Ainsi va le monde. Ce n’est pas ma faute.
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Message par Princeton Lun 25 Mai 2015 - 16:36

Khalil Gibran, Le Prophète

Une femme dit alors:
"Parle-nous de la Joie et de la Tristesse."
Il répondit:
Votre joie est votre tristesse sans masque.
Et le même puits d'où jaillit votre rire a souvent été rempli de vos larmes.
Comment en serait-il autrement ?
Plus profonde est l'entaille découpée en vous par votre tristesse, plus grande est la joie que vous pouvez abriter.
La coupe qui contient votre vin n'est-elle pas celle que le potier flambait dans son four ?
Le luth qui console votre esprit n'est-il pas du même bois que celui creusé par les couteaux ?
Lorsque vous êtes joyeux, sondez votre coeur, et vous découvrirez que ce qui vous donne de la joie n'est autre que ce qui causait votre tristesse.
Lorsque vous êtes triste, examinez de nouveau votre coeur. Vous verrez qu'en vérité vous pleurez sur ce qui fit vos délices.

Certains parmi vous disent: "La joie est plus grande que la tristesse", et d'autres disent: "Non, c'est la tristesse qui est la plus grande."
Moi je vous dis qu'elles sont inséparables.
Elles viennent ensemble, et si l'une est assise avec vous, à votre table, rappelez-vous que l'autre est endormie sur votre lit.
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Message par Princeton Jeu 4 Juin 2015 - 14:25

La Tentation de Saint-Antoine, version de 1849, Flaubert

ANTOINE.
Seigneur ! Seigneur ! Tu as fait le ciel et la terre, la mer, les étoiles, les oiseaux, les peuples et les grands bois.

LE DIABLE.
Allons donc ! Il est passé, celui-là ! On n’en parle plus, tu le sais bien.

ANTOINE.
Tu as envoyé ton fils…

LE DIABLE.
Il en viendra un autre !

ANTOINE.
… qui a établi la parole du ciel…

LE DIABLE.
Mais il en viendra un autre ! Un autre plus fort ! écoute donc : il détruira…

ANTOINE.
… et bâti son église dont les portes…

LE DIABLE.
Il les enfoncera, lui ! Il les brisera et il en jettera les battants à la face de ton dieu !
Le diable se poste derrière saint Antoine et lui crie dans les oreilles ; le souffle qui sort de sa bouche est si violent que saint Antoine se courbe dessous comme un roseau, tantôt tombant sur les poignets, tantôt se relevant, et continuant toujours sa prière tandis que le diable dit :
il naîtra dans Babylone, il sera de la tribu de Dan et fils d’une vierge aussi, d’une vierge consacrée au seigneur qui aura forniqué avec son père ; je me glisserai comme le saint-esprit dans le ventre de sa mère, il se gonflera de mon souffle et je développerai sa vie. Au jour de sa naissance, les arbres du jardin des oliviers s’enflammeront tout à coup, et la planète de Jupiter en tressaillira sur sa base. Il se fera circoncire parmi les juifs, il viendra à Jérusalem, il rétablira le temple de Salomon ; il convertira d’abord des proconsuls, des princes, des rois, l’empereur de Taprobane avec la grande reine de Scythie et trois papes l’un après l’autre. Il enverra ses messagers sur toutes les routes, ses prophètes à toutes les nations, ses soldats contre toutes les villes ; sa parole et son pouvoir régneront depuis la mer jusqu’à la mer, de l’orient à l’occident, de l’aquilon jusqu’au septentrion.
Il sera beau, les femmes délireront à cause de lui ; il ouvrira la bouche, les oreilles se tendront pour l’écouter.
Il gorgera les foules, on s’endormira sur les portes, l’estomac plein jusqu’aux dents ; il assouvira la luxure du luxurieux, la cupidité de l’avarice, la convoitise de l’oeil, le ventre jaloux ; il exaltera les forts et il abaissera les humbles ; il passera les fidèles au fil de l’épée, il les assommera avec des massues, il les broiera avec des pilons, et il brûlera toutes les églises comme des poulaillers pleins de vermine.
En ce temps-là ceux qui sont dans la plaine fuiront dans les montagnes, et celui qui est sur le toit de la maison n’aura pas le temps de descendre dans la cour. Les mulets de ses esclaves, sur des litières de laurier, mangeront la farine des pauvres dans la crèche de Jésus-Christ ; il établira des gladiateurs sur le calvaire, et à la place du saint-sépulcre un lupanar de femmes nègres, qui auront des anneaux dans le nez et qui crieront des mots affreux.
Il fera beaucoup de miracles, il marchera sur la mer, il volera dans les airs, et il s’enfoncera dans la terre, tel qu’un poisson qui plonge ; il élèvera des tempêtes, il calmera les flots, il fera fleurir les arbres morts, il desséchera les arbres verts, les diamants ruisselleront sur ses sandales, des parfums à en mourir de joie sortiront de son haleine ; partout où il portera les mains couleront des gouttes de sang, et il répondra : je suis le messie !

ANTOINE
priant
Colombe du saint-esprit, fais passer sur ma face le rafraîchissement des vents célestes ! Je voudrais pleurer, que mes yeux fussent des fleuves ; je voudrais mieux souffrir, réunir toutes les douleurs, et c’est afin de te plaire que j’aspire à la pureté. Abrite-moi sous ta douceur et porte-moi sur tes ailes ! Je voudrais, pour aimer mieux, que mon cœur fût plus grand, mais mon cœur est petit pour ton amour, ô fils de Dieu ! Mais quand ta rosée du matin est tombée sur les prairies, est-ce que la pauvre fleur qui s’incline n’est pas tout aussi pleine que les vastes océans ? Ah ! Qu’elle déborde de ta tendresse, et soit que tu l’emportes ou que tu l’effeuilles à l’ouragan, je veux toujours te servir, te bénir et t’adorer.

LE DIABLE.
Il aura des palais de cristal, il fera venir des magiciens de tous les pays, il parlera toutes les langues et connaîtra toutes les écritures ; les docteurs accourront pour le confondre, ils seront vaincus ; il connaîtra des arguments à faire douter de la clarté du soleil, ce sera comme si tout le monde était fou ; on se dira : qu’y a-t-il ? Qu’y a-t-il ?
Et quand il aura prêché la terre pendant deux ans plus cent quatre-vingt-trois jours, qu’il aura bien persécuté les fidèles devenus des apostats ou des martyrs, qu’il aura ruiné les saints lieux, ouvert tous les cachots, égorgé tous les prêtres, accaparé les multitudes, et qu’il possédera des royaumes, des armées, des prosélytes, des trésors, le ciel enverra à la fois le prophète Élie avec le prophète Énoch ; il tuera Élie, il tuera Énoch, il fera tanner leur peau, ce sera le tapis de son trône, et leurs crânes, grattés avec des fers de lances, serviront de boîtes pour le fard et de cassolettes à parfums.

ANTOINE.
J’entends la voix du Démon qui grince de rage autour de moi, mais avec ta force, ô Dieu puissant, je me rirai de ses fureurs ! Je chanterai tes louanges durant l’épouvantement des tentations, je m’accrocherai à la pénitence comme un homme qui est jeté à la mer, à qui l’on fait signe de venir, et qui donne de grands coups de reins pour remonter au plat bord de la chaloupe. Prends-moi ! miséricorde ! miséricorde !

LE DIABLE.
Ce seront des crimes nouveaux avec des voluptés d’un autre monde. Alors le rêve du mal s’épanouira comme une fleur de ténèbres, plus large que le soleil ; il y aura des enivrements de l’orgueil si âcres et si longs, et des joies de la luxure si frénétiques, et des miasmes du néant si renversants, que les anges arracheront leurs ailes, le saint regrettera sa vertu, le martyr maudira son supplice, les élus du paradis pousseront des huées de colère autour du trône de Jésus-Christ. On le désertera dans son ciel ; comme le Nil débordé, l’enfer s’étalera sur le monde et le nom du bien disparaîtra de sa surface.
Le diable frappant du pied.
Mais tu es à moi ! Tu es à moi ! Dis-le donc ! Avoue-le ! Dis-le ! Dis-le !
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Message par Invité Mer 5 Aoû 2015 - 16:50

Don Quichotte. Cervantès.


Ils arrivèrent, tout en causant ainsi, au pied d’une haute montagne qui s’élevait seule, comme une roche taillée à pic, au milieu de plusieurs autres dont elle était entourée. Sur son flanc courait un ruisseau limpide, et tout alentour s’étendait une prairie si verte et si molle qu’elle faisait plaisir aux yeux qui la regardaient. Beaucoup d’arbres dispersés çà et là et quelques fleurs des champs embellissaient encore cette douce retraite. Ce fut le lieu que choisit le chevalier de la Triste-Figure pour faire sa pénitence. Dès qu’il l’eut aperçu, il se mit à s’écrier à haute voix comme s’il eût déjà perdu la raison :

« Voici l’endroit, ô ciel ! que j’adopte et choisis pour pleurer l’infortune où vous-même m’avez fait descendre ; voici l’endroit où les pleurs de mes yeux augmenteront les eaux de ce petit ruisselet, où mes profonds et continuels soupirs agiteront incessamment les feuilles de ces arbres sauvages, en signe et en témoignage de l’affliction qui déchire mon cœur outragé. Ô vous, qui que vous soyez, dieux rustiques, qui faites votre séjour dans ces lieux inhabités, écoutez les plaintes de ce misérable amant qu’une longue absence et d’imaginaires motifs de jalousie ont réduit à venir se lamenter dans ces déserts, et à se plaindre des rigueurs de cette belle ingrate, modèle et dernier terme de l’humaine beauté. Ô vous ! napées et dryades, qui habitez d’ordinaire dans les profondeurs des montagnes, puissent les légers et lascifs satyres dont vous êtes vainement adorées ne troubler jamais votre doux repos, pourvu que vous m’aidiez à déplorer mes infortunes, ou du moins que vous ne vous lassiez pas d’entendre mes plaintes ! Ô Dulcinée du Toboso, jour de mes nuits, gloire de mes peines, nord de mes voyages, étoile de ma bonne fortune, puisse le ciel te la donner toujours heureuse en tout ce qu’il te plaira de lui demander, si tu daignes considérer en quels lieux et en quel état m’a conduit ton absence, et répondre par un heureux dénoûment à la constance de ma foi ! Ô vous, arbres solitaires, qui allez désormais tenir compagnie à ma solitude, faites connaître par le doux bruissement de votre feuillage que ma présence ne vous déplaît pas. Et toi, ô mon écuyer, agréable et fidèle compagnon de ma bonne et mauvaise fortune, retiens bien dans ta mémoire ce qu’ici tu me verras faire, pour que tu le transmettes et le racontes à celle qui en est la cause unique. »

En disant ces derniers mots, il mit pied à terre, se hâta d’ôter le mors et la selle à Rossinante, et, le frappant doucement sur la croupe avec la paume de la main :

« Reçois la liberté, lui dit-il, de celui qui l’a perdue, ô coursier aussi excellent par tes œuvres que malheureux par ton sort ; va-t’en, prends le chemin que tu voudras, car tu portes écrit sur le front que nul ne t’a égalé en légèreté et en vigueur, ni l’hippogriffe d’Astolphe, ni le renommé Frontin, qui coûta si cher à Bradamante. »

Sancho, voyant cela :

« Pardieu ! s’écria-t-il, bien en a pris vraiment à celui qui nous a ôté la peine de débâter le grison ; on ne manquerait, par ma foi, ni de caresses à lui faire, ni de belles choses à dire à sa louange. Mais s’il était ici, je ne permettrais point que personne le débâtât ; car, à quoi bon ? Il n’avait que voir aux noms d’amoureux et de désespéré, puisque son maître n’était ni l’un ni l’autre, lequel maître était moi, quand il plaisait à Dieu. En vérité, seigneur chevalier de la Triste-Figure, si mon départ et votre folie ne sont pas pour rire, mais tout de bon, il sera fort à propos de resseller Rossinante, pour qu’il supplée au défaut du grison ; ce sera gagner du temps sur l’allée et le retour ; car si je fais à pied le chemin, je ne sais ni quand j’arriverai ni quand je reviendrai, tant je suis pauvre marcheur.

– Je dis, Sancho, répondit don Quichotte, que tu fasses comme tu voudras, et que ton idée ne me semble pas mauvaise. Et j’ajoute que tu partiras dans trois jours, afin que tu voies d’ici là tout ce que je fais et dis pour elle, et que tu puisses le lui répéter.

– Et qu’est-ce que j’ai à voir, reprit Sancho, de plus que je n’ai vu ?

– Tu n’es pas au bout du compte, répondit don Quichotte. À présent ne faut-il pas que je déchire mes vêtements, que je disperse les pièces de mon armure, et que je fasse des culbutes la tête en bas sur ces rochers, ainsi que d’autres choses de même espèce qui vont exciter ton admiration ?

– Pour l’amour de Dieu, reprit Sancho, que Votre Grâce prenne bien garde à la manière de faire ces culbutes ; vous pourriez tomber sur telle roche et en telle posture, qu’au premier saut se terminerait toute la machine de cette pénitence. Moi, je suis d’avis que, puisque Votre Grâce trouve ces culbutes tout à fait nécessaires, et que l’œuvre ne peut s’en passer, vous vous contentiez, tout cela n’étant qu’une chose feinte et pour rire, vous vous contentiez, dis-je, de les faire dans l’eau, ou sur quelque chose de doux, comme du coton ; et laissez-moi me charger du reste : je saurai bien dire à ma dame Dulcinée que Votre Grâce faisait ces culbutes sur une pointe de rocher plus dure que celle d’un diamant.

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Message par Invité Jeu 8 Oct 2015 - 22:31

Notre besoin de consolation est impossible à rassasier  
Stig DAGERMANEN


En ce qui me concerne, je traque la consolation comme le chasseur traque le gibier. Partout où je crois l’apercevoir dans la forêt, je tire. Souvent je n’atteins que le vide mais, une fois de temps en temps, une proie tombe à mes pieds. Et, comme je sais que la consolation ne dure que le temps d’un souffle de vent dans la cime d’un arbre, je me dépêche de m’emparer de ma victime.

Qu’ai-je alors entre mes bras ?


Puisque je suis solitaire : une femme aimée ou un compagnon de voyage malheureux. Puisque je suis poète : un arc de mots que je ressens de la joie et de l’effroi à bander. Puisque je suis prisonnier : un aperçu soudain de la liberté. Puisque je suis menacé par la mort : un animal vivant et bien chaud, un cœur qui bat de façon sarcastique. Puisque je suis menacé par la mer : un récif de granit bien dur.


Mais il y a aussi des consolations qui viennent à moi sans y être conviées et qui remplissent ma chambre de chuchotements odieux : Je suis ton plaisir – aime-les tous ! Je suis ton talent – fais-en aussi mauvais usage que de toi-même ! Je suis ton désir de jouissance – seuls vivent les gourmets ! Je suis ta solitude – méprise les hommes ! Je suis ton aspiration à la mort – alors tranche !


-------

Hamlet - Shakespeare

Hamlet:

Eh bien...
Pas de cul,
Dieu l'a su,
Et alors comme vous le savez,
Il est bien advenu
Ce quoi était prévu
Le premier couplet de cette chanson édifiante vous apprendra tout(...)

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Message par Princeton Jeu 15 Oct 2015 - 10:55

Les philosophes qui ont spéculé sur la signification de la vie et sur la destinée de l'homme n'ont pas assez remarqué que la nature a pris la peine de nous renseigner là-dessus elle-même. Elle nous avertit par un signe précis que notre destination est atteinte. Ce signe est la joie. Je dis la joie, je ne dis pas le plaisir. Le plaisir n'est qu'un artifice imaginé par la nature pour obtenir de l'être vivant la conservation de la vie ; il n'indique pas la direction où la vie est lancée. Mais la joie annonce toujours que la vie a réussi, qu'elle a gagné du terrain, qu'elle a remporté une victoire : toute grande joie a un accent triomphal. Or, si nous tenons compte de cette indication et si nous suivons cette nouvelle ligne de faits, nous trouvons que partout où il y a joie, il y a création : plus riche est la création, plus profonde est la joie. La mère qui regarde son enfant est joyeuse, parce qu'elle a conscience de l'avoir créé, physiquement et moralement. [...] celui qui est sûr, absolument sûr, d'avoir produit une oeuvre viable et durable, celui-là n'a plus que faire de l'éloge et se sent au-dessus de la gloire, parce qu'il est créateur, parce qu'il le sait, et parce que la joie qu'il éprouve est une joie divine.

BERGSON
L'Energie spirituelle, 1e Partie ("la conscience & la vie")
éd. Alcan, p. 24-25
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Message par tagore Jeu 15 Oct 2015 - 22:51

Princeton a écrit:Les philosophes qui ont spéculé sur la signification de la vie et sur la destinée de l'homme n'ont pas assez remarqué que la nature a pris la peine de nous renseigner là-dessus elle-même. Elle nous avertit par un signe précis que notre destination est atteinte. Ce signe est la joie. Je dis la joie, je ne dis pas le plaisir. Le plaisir n'est qu'un artifice imaginé par la nature pour obtenir de l'être vivant la conservation de la vie ; il n'indique pas la direction où la vie est lancée. Mais la joie annonce toujours que la vie a réussi, qu'elle a gagné du terrain, qu'elle a remporté une victoire : toute grande joie a un accent triomphal. Or, si nous tenons compte de cette indication et si nous suivons cette nouvelle ligne de faits, nous trouvons que partout où il y a joie, il y a création : plus riche est la création, plus profonde est la joie. La mère qui regarde son enfant est joyeuse, parce qu'elle a conscience de l'avoir créé, physiquement et moralement. [...] celui qui est sûr, absolument sûr, d'avoir produit une oeuvre viable et durable, celui-là n'a plus que faire de l'éloge et se sent au-dessus de la gloire, parce qu'il est créateur, parce qu'il le sait, et parce que la joie qu'il éprouve est une joie divine.

BERGSON
L'Energie spirituelle, 1e Partie ("la conscience & la vie")
éd. Alcan, p. 24-25


C'est beau, parfait, merci de mettre en valeur ce texte ici !

Et cela me fait penser à François Cheng citant Bergson, toujours :
"L’état suprême de la beauté est la grâce, or dans le mot grâce, on entend la bonté, car la bonté est la générosité d’un principe de vie, qui se donne indéfiniment."

belle soirée Smile
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Message par Princeton Jeu 15 Oct 2015 - 23:49

tagore a écrit:C'est beau, parfait, merci de mettre en valeur ce texte ici !

Et cela me fait penser à François Cheng citant Bergson, toujours :
"L’état suprême de la beauté est la grâce, or dans le mot grâce, on entend la bonté, car la bonté est la générosité d’un principe de vie, qui se donne indéfiniment."

belle soirée Smile

De rien, avec non pas plaisir alors, mais avec joie ! ;-) Et merci pour ta citation, j'aime beaucoup la notion de grâce, j'ai failli réaliser un mémoire de recherche dessus d'ailleurs, elle m'évoque un passage du livre d'Isaïe, chapitre 58 : "Tu seras comme un jardin bien arrosé, une source dont les eaux ne tarissent jamais". Oui, bien d'accord avec Bergson... Belle soirée à toi aussi !
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Message par Kadjagoogoo Lun 23 Nov 2015 - 20:26

Shirley Jackson, dans "Maison Hantée" (1959) a écrit:Aucun organisme vivant ne peut connaître longtemps une existence saine dans des conditions de réalité absolue. Les alouettes et les sauterelles elles-mêmes, au dire de certains, ne feraient que rêver. Hill House se dressait toute seule, malsaine, adossée à ses collines. En son sein, les ténèbres. Il y avait quatre-vingts ans qu'elle se dressait là et elle y était peut-être encore pour quatre-vingts ans. A l'intérieur, les murs étaient toujours debout, les briques toujours jointives, les planchers solides et les portes bien closes. Le silence s'étalait hermétiquement le long des boiseries et des pierres de Hill House. Et ce qui y déambulait, y déambulait tout seul

Shirley Jackson, ibid, a écrit:Une maison est comme un visage. Quand elle exhale l'arrogance et la haine, quand elle est sans cesse à l'affût, elle ne peut être que dangereuse. Et Hill House semblait s'être érigée seule, selon ses propres plans. Il n'y avait pas en elle la moindre place pour l'homme, ni pour l'amour, ni pour l'espoir. Elle était l'abomination, la mort. Elle m'attendait, maléfique et patiente...
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Message par Pieyre Lun 23 Nov 2015 - 22:18

     Tous les neuf ans, neuf êtres humains pénètrent dans la maison pour que je les délivre de toute souffrance. J’entends leurs pas et leurs voix au fond des galeries de pierre, et je cours joyeusement à leur rencontre. Ils tombent l’un après l’autre, sans même que mes mains soient tachées de sang. Ils restent où ils sont tombés. Et leurs cadavres m’aident à distinguer des autres telle ou telle galerie. J’ignore qui ils sont. Mais je sais que l’un d’eux, au moment de mourir, annonça qu’un jour viendrait mon rédempteur. Depuis lors, la solitude ne me fait plus souffrir, parce que je sais que mon rédempteur existe et qu’à la fin il se lèvera sur la poussière. Si je pouvais entendre toutes les rumeurs du monde, je percevrais le bruit de ses pas. Pourvu qu’il me conduise dans un lieu où il y aura moins de galeries et moins de portes. Comment sera mon rédempteur ? Je me le demande. Sera-t-il un taureau ou un homme ? Sera-t-il un taureau à tête d’homme ? Ou Sera-t-il comme moi ?

     Le soleil du matin resplendissait sur l’épée de bronze, où il n’y avait déjà plus trace de sang.

     « Le croiras-tu, Ariane ? dit Thésée, le Minotaure s’est à peine défendu. »


Jorge Luis Borges, La demeure d'Astérion

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Message par Invité Mar 24 Nov 2015 - 13:56

Vos passages de livre préférés  Sheila11


L'enfant qui ne pleurait pas.

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Message par Fluegel Lun 14 Déc 2015 - 20:06

Fernando PESSOA, Le livre de l'intranquilité

J'ai duré des heures ignorées, des moments successifs sans lien entre eux, au cours de la promenade que j'ai faite une nuit, au bord de la mer, sur un rivage solitaire. Toutes les pensées qui ont fait vivre des hommes, toutes les émotions que les hommes ont cessé de vivre, sont passées par mon esprit, tel un résumé obscur de l'histoire, au cours de cette méditation cheminant au bord de la mer. J'ai souffert en moi-même, avec moi-même, les aspirations de toutes les époques révolues, et ce sont les angoisses de tous les temps qui ont, avec moi, longé le bord sonore de l'océan. Ce que les hommes ont voulu sans le réaliser, ce qu'ils ont tué en le réalisant, ce que les âmes ont été et que nul n'a jamais dit - c'est de tout cela que s'est formée la conscience sensible avec laquelle j'ai marché, cette nuit-là, au bord de la mer. Et ce qui a surpris chacun des amants chez l'autre amant, ce que la femme a toujours caché à ce mari auquel elle appartient, ce que la mère pense de l'enfant qu'elle n'a jamais eu, ce qui n'a eu de forme que dans un sourire ou une occasion, à peine esquissée, un moment qui ne fut pas ce moment-ci, une émotion qui a manqué en cet instant-là - tout cela, durant ma promenade au bord de la mer, a marché à mes côtés et s'en est revenu avec moi, et les vagues torsadaient d'un mouvement grandiose l'accompagnement grâce auquel je dormais tout cela.
Nous sommes qui nous ne sommes pas, la vie est brève et triste. Le bruit des vagues, la nuit, est celui de la nuit même; et combien l'ont entendu retentir au fond de leur âme, tel l'espoir qui se brise perpétuellement dans l'obscurité, avec un bruit sourd d'écume résonnant dans les profondeurs! Combien de larmes pleurées par ceux qui obtenaient, combien de larmes perdues par ceux qui réussissaient! Et tout cela, durant ma promenade au bord de la mer, est devenu pour moi le secret de la nuit et la confidence de l'abîme. Que nous sommes nombreux à vivre, nombreux à nous leurrer! Quelles mers résonnent au fond de nous, dans cette nuit d'exister, sur ces plages que nous nous sentons être, et où déferle l'émotion en marées hautes!
Ce que l'on a perdu, ce que l'on aurait dû vouloir, ce que l'on a obtenu et gagné par erreur; ce que nous avons aimé pour le perdre ensuite, en constatant alors, après l'avoir perdu et l'aimant pour cela même, que tout d'abord nous ne l'aimions pas; ce que nous nous imaginions penser, alors que nous sentions; ce qui était un souvenir, alors que nous croyions à une émotion; et l'océan tout entier, arrivant, frais et sonore, du vaste fond de la nuit tout entière, écumait délicatement sur la grève, tandis que se déroulait ma promenade nocturne au bord de la mer...
Qui d'entre nous sait seulement ce qu'il pense, ou ce qu'il désire? Qui sait ce qu'il est pour lui-même? Combien de choses nous sont suggérées par la musique, et nous séduisent par cela même qu'elles ne peuvent exister! La nuit évoque en nous le souvenir de tant de choses que nous pleurons, sans qu'elles aient jamais été! Telle une voix s'élevant de cette paix de tout son long étendue, l'enroulement des vagues explose et refroidit, et l'on perçoit une salivation audible, là-bas sur le rivage invisible.
Combien je meurs si je sens pour toute chose! Et combien je sens lorsque j'erre ainsi, humain et incorporel, le coeur immobile comme peut l'être le rivage - et tout l'océan de tout, dans cette nuit où nous vivons, vient briser ses hautes vagues pour refroidir ensuite, moqueur, durant ma promenade nocturne, ma promenade éternelle au bord de la mer...
(...)
Un homme doté de la véritable sagesse peut savourer le spectacle du monde entier en restant assis sur sa chaise, sans même savoir lire, sans parler à quiconque, rien que par l'usage de ses sens et grâce à une âme ignorant ce que c'est que d'être triste.

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Message par Pieyre Lun 14 Déc 2015 - 20:45

     Je me plaisais surtout aux mathématiques, à cause de la certitude et de l'évidence de leurs raisons; mais je ne remarquais point encore leur vrai usage, et, pensant qu'elles ne servaient qu'aux arts mécaniques, je m'étonnais de ce que, leurs fondements étant si fermes et si solides, on n'avait rien bâti dessus de plus relevé. Comme, au contraire, je comparais les écrits des anciens païens, qui traitent des mœurs, à des palais fort superbes et fort magnifiques, qui n'étaient bâtis que sur du sable et sur de la boue. Ils élèvent fort haut les vertus, et les font paraître estimables par-dessus toutes les choses qui sont au monde; mais ils n'enseignent pas assez à les connaître, et souvent ce qu'ils appellent d'un si beau nom n'est qu'une insensibilité, ou un orgueil, ou un désespoir, ou un parricide.

Descartes, Discours de la méthode

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Message par Thybo Lun 29 Fév 2016 - 14:18

Nous voici encore seuls. Tout cela est si lent, si lourd, si triste… Bientôt je serai vieux. Et ce sera enfin fini. Il est venu tant de monde dans ma chambre. Ils ont dit des choses. Ils ne m'ont pas dit grand-chose. Ils sont partis. Ils sont devenus vieux, misérables et lents chacun dans un coin du monde.
Hier à huit heures Madame Bérange, la concierge, est morte. Une grande tempête s'élève de la nuit. Tout en haut, où nous sommes, la maison tremble. C'était une douce et gentille fidèle amie. Demain on l'enterre rue des Saules. Elle était vraiment vieille, tout au bout de la vieillesse. Je lui ai dit dès le premier jour quand elle a toussé : "Ne vous allongez pas, surtout !… Restez assise dans votre lit !" Je me méfiais. Et puis voilà… Et puis tant pis.
Je n'ai pas toujours pratiqué la médecine, cette merde. Je vais leur écrire qu'elle est morte Madame Bérange à ceux qui l'ont connue. Où sont-ils ?
Je voudrais que la tempête fasse encore bien plus de boucan, que les toits s'écroulent, que le printemps ne revienne plus, que notre maison disparaisse.
Elle savait Madame Bérange que tous les chagrins viennent dans les lettres. Je ne sais plus à qui écrire… Tous ces gens sont loin… Ils ont changé d'âme pour mieux trahir, mieux oublier, parler d'autre chose…
Vieille Madame Bérange, son chien qui louche on le prendra, on l'emmènera…
Tout le chagrin des lettres, depuis vingt ans bientôt, s'est arrêté chez elle. Il est là, dans l'odeur de la mort récente, l'incroyable aigre goût… Il vient d'éclore… Il est là… Il rôde… Il nous connaît, nous le connaissons à présent. Il ne s'en ira plus jamais. Il faut éteindre le feu dans la loge. À qui vais-je écrire ? Je n'ai plus personne. Plus un être pour recueillir doucement l'esprit gentil des morts… pour parler après ça plus doucement aux choses… Courage pour soi tout seul !
Sur la fin ma vieille bignolle, elle ne pouvait plus rien dire. Elle étouffait, elle me retenait par la main… Le facteur est entré. Il l'a vue mourir. Un petit hoquet. C'est tout. Bien des gens sont venus chez elle autrefois pour me demander. Ils sont partis loin, très loin, se chercher une âme. Le facteur a ôté son képi. Je pourrais moi dire toute ma haine. Je sais. Je le ferai plus tard s'ils ne reviennent pas. J'aime mieux raconter des histoires. J'en raconterai de telles qu'ils reviendront, exprès, pour me tuer, des quatre coins du monde. Alors ce sera fini et je serai bien content.

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Message par Invité Sam 30 Juil 2016 - 21:18

"Ces plaisirs violents ont des fins violentes.
Dans leur excès, ils meurent tels la poudre et le feu que leur baiser consume.
Le plus doux miel devient fastidieux par sa suavité même, et détruit l'appétit par le goût.
Aime donc modérément: modéré est l'amour durable.
La précipitation n'atteint pas le but plus tôt que la lenteur."
Roméo & Juliette

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Message par Bimbang Sam 6 Aoû 2016 - 17:14

"Écoutez, bergers :
Les mondes étaient dans le filet du dieu comme des thons dans la madrague :
Des coups de queue et de l'écume ; un bruit qui sonnait en faisant partir du vent de chaque coté.
Le dieu avait du ciel jusqu'aux genoux.
De temps en temps, il se penchait, il prenait du ciel dans ses mains : ça lui coulait entre les doigts. C'était blanc comme du lait. C'était plein de bêtes comme un gros ruisseau de fourmis. Et, là-dedans, des images s'éclairaient puis s'éteignaient comme les choses qui vivent dans les rêves.
Le dieu se lavait tout le corps avec du ciel. Doucement pour s'habituer au froid de la vie. Il avait le ventre sensible. Parce que tout se faisait dans son ventre.
Après, il se mit à marcher dans le ciel jusqu'à l'endroit où c'était plus profond que lui, où il n'avait plus pied, et il se mit à nager. Sa grande main se levait et plongeait comme une cuiller ; des grands pieds piochaient comme des pioches avec les ongles en avant. Il était tout suivi d'un remous de longues herbes arrachées. Après un peu, il ne fut plus, loin, là-bas, que comme une île avec de l'écume.
Il s'en allait parce que le commencement était fini.


Du sang ! Des caillots de sang !
La terre est accroupie dans le ventre du ciel comme un enfant dans sa mère.
Elle est dans du sang et des boyaux. Elle entend la vie, tout autour, qui ronfle comme du feu.
Une veine bleue entre comme un serpent dans sa tête. C'est par là qu'elle se remplit de sa charité.
Une artère rouge entre comme un serpent dans sa poitrine. C'est par là qu'elle se remplit de sa méchanceté.
Elle s'épaissit. Plus elle est épaisse, plus elle a de lumière.
Enfin, elle pèse contre le portail ; elle veut naître ; elle est lourde de la raison de sa semence.
Tout d'un coup, elle naït dans un jet de feu et elle s'envole.
C'est la jeunesse de la terre !
Elle roule dans l'univers comme dans de l'herbe. Elle est toute mouillée par de grandes eaux fleuries. Elle fume de sueur comme un cheval qui a galopé au soleil.
Elle traîne derrière elle une belle odeur de lait. On l'entend rire de loin en écrase-noix.
Sa peau est en train de sécher. Il y a des couleurs qui coulent en rond autour d'elle comme des arc-en-ciel. Quand une plaque de sa peau est sèche, elle devient verte.
C'est la jeunesse de la terre !"

Le Serpent d’Étoiles - Jean GIONO.
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Message par Swan21 Lun 15 Aoû 2016 - 19:38

"... Nous avons traversé un hall imposant, avant de pénétrer dans un espace de lumière rose, délicatement suspendu au coeur de la maison entre deux portes-fenêtres qui se faisaient vis-à-vis. Elles étaient entrouvertes et se découpaient en blanc sur le gazon frais, qui semblait sur le point d'envahir la pièce. Le vent jouait d'un mur à l'autre, jouait avec les voilages, repoussait l'un vers l'extérieur, tirait l'autre vers l'intérieur, comme deux drapeaux aux couleurs passées, les envoyait vers le plafond, glacé de sucre blanc, comme un gâteau de mariage - puis il cajolait le tapis lie-de-vin, qui se couvrait d'une ombre de petites rides, comme la brise en fait courir sur la mer.

Le seul objet parfaitement immobile était un immense canapé, sur lequel deux jeunes femmes avaient trouvé refuge, comme dans la nacelle d'un ballon captif. Vêtues de blanc, toutes les deux, et leurs robes flottaient et dansaient sur elles, comme si le vent venait de les lur rendre, après les avoir fait voler autour de la maison. Je n'osai pas bouger, assourdi par le claquement de fouet des voilages et le grincement d'un tableau sur le mur. Puis, je crois à une explosion. Tom Buchnan venait de refermer l'une des portes-fenêtres, et le vent tomba, pris au piège, et les voilages, le tapis et les deux femmes aéronautes se posèrent lentement sur le sol.

La plus jeune m'était inconnue. Couchée de tout son long, à une des extrémités du canapé, dans une immobilité absolue, elle tenait le menton levé, comme si un objet qui s'y trouvait en équilibre, menaçait de tomber. Peut-être m'aperçut-elle du coin de l'oeil, mais elle n'en laissa rien paraître, et je me suis surpris à retenir un mot d'excuse de l'avoir ainsi dérangée.

L'autre femme, Daisy, fit un effort pour se lever : elle redressa la nuque avec un courage évident, puis elle se mit à rire, d'un rire absurde et adorable, et j'ai ri à mon tour en m'avançant vers elle.

- Je suis pa-a-ralysée de bonheur !

Réflexion très spirituelle, sans doute, car elle rit de nouveau, et me tint longuement la main, en me regardant dans les yeux, pour souligner que, de tous les humains, j'étais celui qu'elle désirait revoir avec le plus d'urgence - c'était sa façon d'être. Puis, elle m'informa dans un souffle que la jeune équilibriste se nommait Baker. (J'ai entendu que Daisy murmurait ainsi pour contraindre les gens à s'incliner vers elle ; pure médisance qui n'enlève rien à son charme).

Quoiqu'il en soit, Miss Baker entrouvrit le coin d'une lèvre, inclina la tête dans ma direction de façon presque imperceptible, et reprit aussitôt son immobilité - l'objet qu'elle tenait en équilibre ayant dû à son grand effroi vaciller légèrement. Je me surpris une fois encore à retenir un mot d'excuse. Presque toutes les démonstrations d'autarcie personnelle me laissent désarmé et confus. ..."


"Gatsby le magnifique" F. Scott Fitzgerald
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Message par Poyo Ven 2 Déc 2016 - 19:26

La horde du contrevent de Damasio :

Sélème : Engage le jeu que je le gagne !
Caracole : L'âme sûre ruse mal !
Sélème : L'âme sœur, elle, rue, ose mal... Erg immigré ! Erg en nègre ! Vos Sov ! Le traceur à la rue : cartel !
Caracole : En nos repères, n'insère personne !
Sélème : Le sert-on ici, notre sel ?
Caracole : Tâte l'état ! C'est sec.
Sélème : Léger regel ?
Caracole : Saper ses repas...
Sélème : Semi-auteur, ô male ! La morue tu aimes.
Caracole : Euh... Hue !
Sélème : Eh, ça va la vache ?
Caracole : Rat ! Avatar !
Sélème : C'est sec... Ta bête te bat !
Caracole : Et si l'arôme des bottes révèle madame, le verset t'obsède, moraliste !
Sélème : L'arôme moral ? Ému, ce destin rêve, il part natter ce secret tantra plié, vernissé d'écume.
Caracole : Et tu te démêles, Sélème de lutte ?
Sélème : Ici ? Non. Tu l'as, ressac, avalé ? Crac ! Car cela va casser... Salut !
Caracole : Sniff ! À l'affin S !
Sélème : Élu, aimé, jeté, ô poète ! Je miaule !
Caracole : Ah Élu, ça ! Je trace l'écart, éjacule, ha !
Sélème : Rupture de lien : un arc élève le reste et se relève à l'écran, une île de rut pur.
Caracole : Mon nom...
Sélème : Hola Caracole, va à vélo caracal, oh !
Caracole : Mon nom... Mon nom...
Sélème : Ressasser, "Carac", ressasser ! Oh, cela te perd répéta l'écho !
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Message par Invité Ven 2 Déc 2016 - 21:34

Vos passages de livre préférés  284519_10150278770929558_3850221_n
Erlend Loe - "Doppler"

@Poyo : merci pour le rappel de ce livre que j'avais adoré ! Damasio c'est fait particulièrement plaisir sur cette joute Wink

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Message par Origine Ven 16 Déc 2016 - 0:06

<chant 2> <strophe 4>
Il est minuit; on ne voit plus un seul omnibus de la Bastille
à la Madeleine. Je me trompe; en voilà un qui apparaît
subitement, comme s'il sortait de dessous terre. Les quelques
passants attardés le regardent attentivement; car, il paraît
ne ressembler à aucun autre. Sont assis, à l'impériale, des
hommes qui ont l'oeil immobile, comme celui d'un poisson mort.
Ils sont pressés les uns contre les autres, et paraissent
avoir perdu la vie; au reste, le nombre réglementaire n'est
pas dépassé. Lorsque le cocher donne un coup de fouet à ses
chevaux, on dirait que c'est le fouet qui fait remuer son
bras, et non son bras le fouet. Que doit être cet assemblage
d'êtres bizarres et muets? Sont-ce des habitants de la lune?
Il y a des moments où on serait tenté de le croire; mais, ils
ressemblent plutôt à des cadavres. L'omnibus, pressé d'arriver
à la dernière station, dévore l'espace, et fait craquer le
pavé... Il s'enfuit!... Mais, une masse informe le poursuit
avec acharnement, sur ses traces, au milieu de la poussière.
"Arrêtez, je vous en supplie; arrêtez... mes jambes sont
gonflées d'avoir marché pendant la journée... je n'ai pas
mangé depuis hier... mes parents m'ont abandonné... je ne sais
plus que faire... je suis résolu de retourner chez moi, et j'y
serais vite arrivé, si vous m'accordiez une place... je suis
un petit enfant de huit ans, et j'ai confiance en vous... » Il
s'enfuit!... Il s'enfuit!... Mais, une masse informe le
poursuit avec acharnement, sur ses traces, au milieu de la
poussière. Un de ces hommes, à l'oeil froid, donne un coup de
coude à son voisin, et paraît lui exprimer son mécontentement
de ces gémissements, au timbre argentin, qui parviennent
jusqu'à son oreille. L'autre baisse la tête d'une manière
imperceptible, en forme d'acquiescement, et se replonge
ensuite dans l'immobilité de son égoïsme, comme une tortue
dans sa carapace. Tout indique dans les traits des autres
voyageurs les mêmes sentiments que ceux des deux premiers. Les
cris se font encore entendre pendant deux ou trois minutes,
plus perçants de seconde en seconde. L'on voit des fenêtres
s'ouvrir sur le boulevard, et une figure effarée, une lumière
à la main, après avoir jeté les yeux sur la chaussée, refermer
le volet avec impétuosité, pour ne plus reparaître... Il
s'enfuit!... Il s'enfuit!... Mais, une masse informe le
poursuit avec acharnement, sur ses traces, au milieu de la
poussière. Seul, un jeune homme, plongé dans la rêverie, au
milieu de ces personnages de pierre, paraît ressentir de la
pitié pour le malheur. En faveur de l'enfant, qui croit
pouvoir l'atteindre, avec ses petites jambes endolories, il
n'ose pas élever la voix; car les autres hommes lui jettent
des regards de mépris et d'autorité, et il sait qu'il ne peut
rien faire contre tous. Le coude appuyé sur ses genoux et la
tête entre ses mains, il se demande, stupéfait, si c'est là
vraiment ce qu'on appelle la charité humaine. Il reconnaît
alors que ce n'est qu'un vain mot, qu'on ne trouve plus même
dans le dictionnaire de la poésie, et avoue avec franchise son
erreur. Il se dit: « En effet, pourquoi s'intéresser à un
petit enfant? Laissons-le de côté. » Cependant, une larme
brûlante a roulé sur la joue de cet adolescent, qui vient de
blasphémer. Il passe péniblement la main sur son front, comme
pour en écarter un nuage dont l'opacité obscurcit son
intelligence. Il se démène, mais en vain, dans le siècle où il
a été jeté; il sent qu'il n'y est pas à sa place, et cependant
il ne peut en sortir. Prison terrible! Fatalité hideuse!
Lombano, je suis content de toi depuis ce jour! Je ne cessais
pas de t'observer, pendant que ma figure respirait la même
indifférence que celle des autres voyageurs. L'adolescent se
lève, dans un mouvement d'indignation, et veut se retirer,
pour ne pas participer, même involontairement, à une mauvaise
action. Je lui fais un signe, et il se remet à mon côté... Il
s'enfuit!... Il s'enfuit!... Mais, une masse informe le poursuit
avec acharnement, sur ses traces, au milieu de la poussière.
Les cris cessent subitement; car, l'enfant a touché du pied
contre un pavé en saillie, et s'est fait une blessure à la
tête, en tombant. L'omnibus a disparu à l'horizon, et l'on ne
voit plus que la rue silencieuse... Il s'enfuit !... Il
s'enfuit !... Mais, une masse informe ne le poursuit plus avec
acharnement, sur ses traces, au milieu de la poussière. Voyez
ce chiffonnier qui passe, courbé sur sa lanterne pâlotte; il
y a en lui plus de coeur que dans tous ses pareils de
l'omnibus. Il vient de ramasser l'enfant; soyez sûr qu'il le
guérira, et ne l'abandonnera pas, comme ont fait ses parents.
Il s'enfuit !... Il s'enfuit !... Mais, de l'endroit où il se
trouve, le regard perçant du chiffonnier le poursuit avec
acharnement, sur ses traces, au milieu de la poussière!...
Race stupide et idiote! Tu te repentiras de te conduire ainsi.
C'est moi qui te le dis. Tu t'en repentiras, va! tu t'en
repentiras. Ma poésie ne consistera qu'à attaquer, par tous
les moyens, l'homme, cette bête fauve, et le Créateur, qui
n'aurait pas dû engendrer une pareille vermine. Les volumes
s'entasseront sur les volumes, jusqu'à la fin de ma vie, et,
cependant, l'on n'y verra que cette seule idée, toujours
présente à ma conscience!

Les chants de maldoror, Comte de Lautréamont.
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Message par Alizarine Jeu 12 Jan 2017 - 13:41

Roland Barthes - Fragments d'un discours amoureux:

"Toute conversation générale à laquelle je suis obligé d'assister (sinon de participer) m'écorche, me transit. Il m’apparaît que le langage des autres, dont je suis exclu, ces autres le surinvestissent dérisoirement: ils affirment, contestent, ergotent, font parade: qu'ai-je à faire avec le Portugal, l'amour des chiens ou le dernier "Petit Rapporteur" ? Je vis le monde - l'autre monde - comme une hystérie généralisée."


Blaise Cendrars - Moravagine:


"L'amour est masochiste. Ces cris, ces plaintes, ces douces alarmes, cet état d'angoisse des amants, cet état d'attente, cette souffrance latente, sous-entendue, à peine exprimée, ces mille inquiétudes au sujet de l'absence de l'être aimé, cette fuite du temps, ces susceptibilités, ces sautes d'humeur, ces rêvasseries, ces enfantillages, cette torture morale où la vanité et l'amour-propre sont en jeu, l'honneur, l'éducation, la pudeur, ces hauts et ces bas du tonus nerveux, ces écarts de l'imagination, ce fétichisme, cette précision cruelle des sens qui fouaillent et qui fouillent, cette chute, cette prostration, cette abdication, cet avilissement, cette perte et cette reprise perpétuelle de la personnalité, ces bégaiements, ces mots, ces phrases, cet emploi du diminutif, cette familiarité, ces hésitations dans les attouchements, ce tremblement épileptique, ces rechutes successives et multipliées, cette passion de plus en plus troublée, orageuse et dont les ravages vont progressant, jusqu'à la complète inhibition, la complète annihilation de l'âme, jusqu'à l'atonie des sens, jusqu'à l'épuisement de la moelle, au vide du cerveau, jusqu'à la sécheresse du cœur, ce besoin d'anéantissement, de destruction, de mutilation, ce besoin d'effusion, d'adoration, de mysticisme, cet inassouvissement qui a recours à l'hyperirritabilité des muqueuses, aux errances du goût, aux désordres vaso-moteurs ou périphériques et qui fait appel à la jalousie et à la vengeance, aux crimes, aux mensonges, aux trahisons, cette idolâtrie, cette mélancolie incurable, cette apathie, cette profonde misère morale, ce doute définitif et navrant, ce désespoir, tous ces stigmates ne sont-ils point les symptômes mêmes de l'amour d'après lesquels on peut diagnostiquer, puis tracer d'une main sûre le tableau clinique du masochisme ?"


Louis Calaferte - Septentrion:

"Pourquoi à cette époque ne parvenais-je pas à me tirer de cette torpeur intérieure qui agit sur l'esprit à la façon d'un anesthésiant ? Des années durant que je menais la lutte, frôlant le fond de quelque chose qui devait ressembler aux dernières secondes de résistance avant l'agonie. Entre la volonté de vivre et l'obligation de mourir. Chute pleine d'abandon. Un trait sur l'ambition de s'exprimer. Renoncer. Se reconnaître pour nul et tâcher ainsi de vivre en paix si on le peut. Ce que vous désireriez se situe tellement au-delà de ce que peuvent imaginer même ceux qui seraient tout disposés à vous encourager. Personne ne vous accompagnera jusqu'à ces hauteurs déroutantes où ne règne qu'une solitude transie. Qu'étais-je de plus que les autres ? La somme inexprimable de ténacité cruelle, impitoyable envers soi, qu'implique ce tour de force de devenir créateur. Après tout, écrire n'est rien d'autre que s'avouer malheureux. Il serait si commode de ne jamais ruer dans les brancards."
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Message par Invité Mer 8 Mar 2017 - 14:21

"Ce que j'ai une fois dis je le fais." - Cette façon de penser passe pour une marque de caractère. Combien d'actions n'accomplit-on pas, non pour les avoir choisies comme les plus raisonnables, mais parce qu'elles ont engagé d'une façon ou d'une autre notre ambition et notre vanité au moment où elles nous sont passées par l'esprit, si bien que nous n'en démordons pas et les accomplissons aveuglement !
Ainsi elles augmentent chez nous la foi en notre caractère et notre bonne conscience, et donc, dans l'ensemble, notre force : Tandis que le choix de l'action la plus raisonnable possible entretient en nous le scepticisme envers nous-mêmes et par conséquent un sentiment de faiblesse.

Nietzsche - Aurore

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Vos passages de livre préférés  Empty Quelques extraits coup de coeur

Message par Isa Tangerine Mer 8 Mar 2017 - 15:12

Extrait 1

Je n'eus plus la même indulgence qu'autrefois pour les justes intentions de tendresse ou de colère que  j'avais remarquées alors dans le débit et dans le jeu d'Aricie, d'Ismène et d'Hyppolyte. Ce n'est pas que ces artistes - c'étaient les mêmes - ne cherchassent toujours avec la même intelligence à donner ici à  leur voix une intention caressante ou une ambiguïté calculée, là à leurs gestes une ampleur tragique ou une douceur suppliante. Leurs intonations commandaient à cette voix : " Sois douce, chante comme un rossignol, caresse", ou au contraire : " Fais toi furieuse", et alors se précipitaient sur elle pour tâcher de l'emporter dans leur frénésie. Mais elle, rebelle, extérieure à leur diction, restait irréductiblement leur voix naturelle, avec ses défauts ou ses charmes matériels, sa vulgarité ou son affectation quotidiennes, et étalait ainsi un  ensemble de phénomènes acoustiques ou sociaux qui n'avait pas altéré le sentiment des vers récités.

Extrait 2

Et ainsi ce fut elle qui la première me donna l'idée qu'une personne n'est pas, comme j'avais cru, claire et immobile devant  nous avec ses qualités, ses défauts, ses intentions à notre égard ( comme un jardin qu'on regarde, avec toutes ses plates-bandes, à travers une grille ), mais est une ombre où nous ne pouvons jamais pénétrer, pour laquelle il n'existe pas de connaissance directe, au sujet de quoi nous nous faisons des croyances nombreuses à l'aide de paroles et même d'actions, lesquelles les unes et les autres ne nous donnent que des renseignements insuffisants et d'ailleurs contradictoires, une ombre où nous pouvons tour à tout imaginer, avec autant de vraisemblance, que brillent la haine et l'amour.

Extrait 3

On a dit que le silence était une force; dans un tout autre sens, il en est une terrible à la disposition de ceux qui sont aimés. Elle accroît l'anxiété de qui attend. Rien n'invite tant à s'approcher d'un être que ce qui en sépare, et quelle plus infranchissable barrière que le silence ?

Extrait 4

Au sujet d'une voix

Fragile à force de délicatesse, elle semblait à tout moment prête à se briser, à expirer en un pur flot de larmes; puis l'ayant seule près de moi, vue sans le masque du visage, j'y remarquais, pour la première fois, les chagrins qui l'avaient fêlée au cours de la vie.

Extrait 5

Je me disais que la femme que je voyais de loin marcher, ouvrir son ombrelle, traverser la rue, était, de l'avis des connaisseurs, la plus grande artiste actuelle dans l'art d'accomplir ces mouvements et d'en faire quelque chose de délicieux. Cependant elle s'avançait : ignorant de cette réputation éparse, son corps étroit, réfractaire et qui n'en avait rien absorbé était obliquement cambré sous une écharpe de surah violet; ses yeux maussades et clairs regardaient distraitement devant elle et m'avaient peut-être aperçu, elle mordait le coin de sa lèvre; je la voyais redresser son manchon, faire l'aumône à un pauvre, acheter un bouquet de violettes à une marchande, avec la même curiosité que j'aurais eue à regarder un grand peintre donner des coups de pinceau. Et quand, arrivée à ma hauteur, elle me faisait un salut auquel s'ajoutait parfois un mince sourire, c'était comme si elle eût exécuté pour moi, en y ajoutant une dédicace, un lavis qui était un chef-d'oeuvre. Chacune de ses robes m'apparaissait comme une ambiance naturelle, nécessaire, comme la projection d'un aspect particulier de son âme.

Marcel Proust, Le Côté de Guermantes
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Message par houle Mer 8 Mar 2017 - 17:47


Mince, Pessoa et Dagerman sont déjà cités! Alors ce sera Flaukner (Absalon, Absalon!) mais le choix est difficile:

"On laisse si peu de trace, voyez-vous. On naît, on essaye ceci ou cela sans savoir pourquoi, mais on continue d’essayer ; on naît en même temps qu’un tas d’autres gens, tout embrouillé avec eux, comme si on s’efforçait, comme si on était obligé de faire mouvoir avec des ficelles ses bras et ses jambes, mais les mêmes ficelles sont attachées à tous les autres bras et jambes et tous les autres essayent également et ne savent pas non plus pourquoi, si ce n’est qu’ils se prennent dans les ficelles des autres comme si cinq ou six personnes essayaient de tisser un tapis sur le même métier mais avec chacune d’elles voulant tisser sur le tapis son propre dessin ; et cela ne peut pas avoir d’importance, on le sait, ou bien Ceux qui ont installé le métier à tisser auraient un peu mieux arrangé les choses, et pourtant cela doit avoir de l’importance puisque l’on continue à essayer ou que l’on est obligé de continuer, et puis tout à coup tout est fini et tout ce qui vous reste est un bloc de pierre avec quelque chose de griffonné dessus, en admettant qu’il y ait quelqu’un qui se souvienne ou qui ait le temps de faire mettre le marbre en place et d’y faire marquer quelque chose, et il pleut dessus et le soleil brille dessus et au bout d’un peu de temps on ne se rappelle plus ni le nom ni ce que les marques essayaient de dire, et cela n’a pas d’importance."

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Message par Fata Morgana Mer 8 Mar 2017 - 18:16

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Message par Noumenie Dysnomie Ven 10 Mar 2017 - 22:01

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Message par Invité Ven 10 Mar 2017 - 22:55

Noumenie Dysnomie a écrit:
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C'est très joli.

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Message par Invité Sam 11 Mar 2017 - 2:52

Louis Ferdinant Céline "Voyage au bout de la nuit":

Avec les mots on ne se méfie jamais suffisamment, ils ont l'air de rien les mots, pas l'air de dangers bien sûr, plutôt de petits vents, de petits sons de bouche, ni chauds, ni froids, et facilement repris dès qu'ils arrivent par l'oreille par l'énorme ennui gris mou du cerveau. On ne se méfie pas d'eux des mots et le malheur arrive.
Des mots, il y en a des cachés parmi les autres, comme des cailloux. On les reconnaît pas spécialement et puis les voilà qui vous font trembler pourtant toute la vie qu'on possède, et tout entière, et dans son faible et dans son fort... C'est la panique alors... Une avalanche... On en reste là comme un pendu, au-dessus des émotions... C'est une tempête qui est arrivée, qui est passée, bien trop forte pour vous, si violente qu'on l'aurait jamais crue possible rien qu'avec des sentiments... Donc, on ne se méfie jamais assez des mots, c'est ma conclusion.

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Message par Invité Sam 11 Mar 2017 - 3:02

Swan21 a écrit: "Gatsby le magnifique" F. Scott Fitzgerald

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Message par Invité Mar 21 Mar 2017 - 19:03

Alors des hommes armés de lances d'arrosage aspergent de pétrole les tas d'oranges, et ces hommes sont furieux d'avoir à commettre ce crime et leur colère se tourne contre les gens qui sont venus pour ramasser les oranges. Un million d'affamés ont besoin de fruits, et on arrose de pétrole les montagnes dorées.
   Et l'odeur de pourriture envahit la contrée.
   On brûle du café dans les chaudières. On brûle le maïs pour se chauffer - le maïs fait du bon feu. On jette les pommes de terre à la rivière et on poste des gardes sur les rives pour interdire aux malheureux de les repêcher. On saigne les cochons et on les enterre, et la pourriture s'infiltre dans le sol.
   Il y a là un crime si monstrueux qu'il dépasse l'entendement.
   Il y a là une souffrance telle qu'elle ne saurait être symbolisée par des larmes. Il y a là une faillite si retentissante qu'elle annihile toutes les réussites antérieures. Un sol fertile, des files interminables d'arbres aux troncs robustes, et des fruits mûrs. Et les enfants atteints de pellagre doivent mourir parce que chaque orange doit rapporter un bénéfice. Et les coroners inscrivent sur les constats de décès: mort due à la sous-nutrition - et tout cela parce que la nourriture pourrit, parce qu'il faut la pousser à pourrir.
   Les gens s'en viennent armés d'épuisettes pour pêcher les pommes de terre dans la rivière, et les gardes les repoussent; ils s'amènent dans de vieilles guimbardes pour tâcher de ramasser quelques oranges, mais on les a arrosées de pétrole. Alors ils restent plantés là et regardent flotter les pommes de terre au fil du courant; ils écoutent les hurlements des porcs qu'on saigne dans un fossé et qu'on recouvre de chaux vive, regardent les montagnes d'oranges peu à peu se transformer en bouillie fétide; et la consternation se lit dans les regards, et la colère commence à luire dans les yeux de ceux qui ont faim. Dans l'âme des gens, les raisins de la colère se gonflent et mûrissent, annonçant les vendanges prochaines.

Les raisins de la colère, Steinbeck John

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Message par Isa Tangerine Ven 15 Sep 2017 - 5:01

Ainsi se passera sa première journée. Ainsi se passeront les suivantes. Au début, il ne comprendra pas. Des Anciens essaieront parfois de lui expliquer, de lui raconter, ce qui se passe, comment ça se passe, ce qu'il faut faire et ce qu'il ne faut pas faire. Mais, le plus souvent, ils n'y arriveront pas . Comment expliquer que ce qu'il découvre n'est pas quelque chose d'épouvantable, n'est pas un cauchemar, n'est pas quelque chose dont il va se réveiller brusquement, quelque chose qu'il va chasser de son esprit, comment expliquer que c'est cela la vie, la vie réelle, que c'est cela qu'il y aura tout les jours, que c'est cela qui existe et rien d'autre, qu'il est inutile de croire que quelque chose existe, de faire semblant de croire à autre chose, que ce n'est pas la peine de déguiser cela, de l'affubler, que ce n'est même pas la peine de faire semblant de croire à quelque chose qu'il y aurait derrière cela, ou au-dessous ou au- dessus. Il y a cela et c'est tout. Il faut se battre pour vivre. Il n'y a pas d'autre choix. Il n'existe aucune alternative. Il n'est pas possible de se boucher les yeux, il n'est pas possible de refuser. Il n'y a ni recours, ni pitié, ni salut à attendre de personne. Il n y a même pas à espérer que le temps arrangera cela.

Pérec , W ou le souvenir d'enfance
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Message par Invité Mer 29 Nov 2017 - 19:56

"L'intrus se penche sur la voiture où somnolait Bel-Gazou, Bel-Gazou maintenant éveillée, et qui regarde, au-dessus d'elle, l'assaillant penché... Elle a peur. Elle va suffoquer, battre son coussin de ses bras court et éclater en cris suraigus...
Non. Entre les deux attitudes que peut prendre un être menacé, elle à déjà choisi. Rassemblant toutes les armes de sa vivace faiblesse, elle abaisse ses sourcils, ses prunelles soutiennent fermement le regard de l'étranger et, sourdement, du fond de son gosier, elle gronde."

Colette - Histoires pour Bel-Gazou

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Message par parsem / parsec Mer 29 Nov 2017 - 22:05

"Ils ne pouvaient donc imaginer à quel point la défense d'une marge humaine assez grande et généreuse pour contenir même les géants pachydermes pouvait être la seule cause digne d'une civilisation quels que fussent les systèmes, les doctrines ou les idéologies dont on se réclamait. Ils avaient passé quelques années au Quartier Latin - mais il leur restait encore à acquérir une autre éducation, que ni les écoles, ni les lycées, ni les universités ne pouvaient donner - il leur restait à faire leur éducation humaine."

Romain Gary - Les racines du ciel
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Message par GuillaumeC Mar 5 Déc 2017 - 18:14

"La terre poursuit… Comment? Pourquoi? Effrayant miracle! un périple… extraordinairement mystérieux… vers un but immensément imprévisible… dans un ciel tout éblouissant de comètes… toutes inconnues… d’une giration sur une autre… et dont chaque seconde est l’aboutissant et d’ailleurs encore le prélude d’une éternité d’autres miracles… d’impénétrables prodiges, par milliers!... Ferdinand! millions! milliards de millions d’années… Et toi? que fais-tu là au sein de cette voltige cosmogonique? du grand effarement sidéral? Hein? Tu bâfres! Tu engloutis! Tu ronfles! Tu te marres!..."

Mort à crédit - Louis-Ferdinand Céline

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Message par Invité Jeu 21 Déc 2017 - 19:18

« Personne encore n’a défini, dans un langage pouvant être compris de ceux-là mêmes qui n’en ont jamais fait l’expérience, ce qu’est l’ennui. Ce que certains appellent l’ennui n’est que de la lassitude; ou  bien ce n’est qu’une sorte de malaise ; ou bien encore, il s’agit de fatigue. Mais l’ennui, s’il participe en effet de la fatigue, du malaise, de la lassitude, participe de tout cela comme l’eau participe de l’hydrogène et de l’oxygène dont elle se compose. Elle les inclut, sans toutefois leur être semblable.

  Si la plupart donnent ainsi à l’ennui un sens restreint et incomplet, quelques rares esprits lui prêtent une signification qui, d’une certaine façon, le transcende: c’est le cas lorsqu’on appelle ennui ce dégoût intime et tout spirituel qu’inspirent la diversité et l’incertitude du monde. Ce qui nous fait bâiller, et qui est la lassitude; ce qui nous fait changer de position, et qui est le malaise; ce qui nous empêche de bouger, et qui est la fatigue – rien de tout cela n’est vraiment l’ennui ; mais ce n’est pas non plus le sens profond de la vacuité de toute chose grâce auquel se libère l’aspiration frustrée, se relève le désir déçu et se forme dans l’âme le germe d’où naîtra le mystique ou le saint.

  L’ennui est bien la lassitude du monde, le malaise de se sentir vivre, la fatigue d’avoir déjà vécu; l’ennui est bien, réellement, la sensation charnelle de la vacuité surabondante des choses. Mais plus que tout cela, l’ennui c’est aussi la lassitude d’autres mondes, qu’ils existent ou non ; le malaise de devoir vivre, même en étant un autre, même d’une autre manière, même dans un autre monde ; la fatigue, non pas seulement d’hier et d’aujourd’hui, mais encore de demain et de l’éternité même, si elle existe – ou du néant, si c’est lui l’éternité.

  Ce n’est pas seulement la vacuité des choses et des êtres qui blesse l’âme quand elle est en proie à l’ennui ; c’est aussi la vacuité de quelque chose d’autre, qui n’est ni les choses ni les êtres, c’est la vacuité de l’âme elle-même qui ressent ce vide, qui s’éprouve elle-même comme du vide, et qui, s’y retrouvant, se dégoûte elle-même et se répudie.

  L’ennui est la sensation physique du chaos, c’est la sensation que le chaos est tout. Le bâilleur, le maussade, le fatigué se sentent prisonniers d’une étroite cellule. Le dégoûté par l’étroitesse de la vie se sent ligoté dans une cellule plus vaste. Mais l’homme en proie à l’ennui se sent prisonnier d’une vaine liberté, dans une cellule infinie. Sur l’homme qui bâille d’ennui, sur l’homme en proie au malaise ou à la fatigue, les murs de la cellule peuvent s’écrouler, et l’ensevelir. L’homme dégoûté de la petitesse du monde peut voir ses chaînes tomber, et s’enfuir; il peut aussi se désoler de ne pouvoir les briser et, grâce à la douleur, se revivre lui-même sans dégoût. Mais les murs d’une cellule infinie ne peuvent nous ensevelir, parce qu’ils n’existent pas; et nos chaînes ne peuvent pas même nous faire revivre par la douleur, puisque personne ne nous a enchaînés.

  Voilà ce que j’éprouve devant la beauté paisible de ce soir qui meurt, impérissablement. Je regarde le ciel clair et profond, où des choses vagues et rosées, telles des ombres de nuages, sont le duvet impalpable d’une vie ailée et lointaine. Je baisse les yeux vers le fleuve, où l’eau, seulement parcourue d’un léger frémissement, semble refléter un bleu venu d’un ciel plus profond. Je lève de nouveau les yeux vers le ciel, où flotte déjà, parmi les teintes vagues qui s’effilochent sans former de lambeaux dans l’air invisible, un ton endolori de blanc éteint, comme si quelque chose aussi dans les choses, là où elles sont plus hautes et plus frustes, connaissait un ennui propre, matériel, une impossibilité d’être ce qu’elles sont, un corps impondérable d’angoisse et de détresse.

  Quoi donc? Qu’y a-t-il d’autre, dans l’air profond, que l’air profond lui-même, qui n’est rien? Qu’y a-t-il d’autre dans le ciel qu’une teinte qui ne lui appartient pas? Qu’y a-t-il dans ces traînées vagues, moins que des nuages et dont je doute déjà, qu’y a-t-il de plus que les reflets lumineux, matériellement incidents, d’un soleil déjà déclinant? Dans tout cela, qu’y a-t-il d’autre que moi ? Ah, mais l’ennui c’est cela, simplement cela. C’est que dans tout ce qui existe – ciel, terre, univers – , dans tout cela, il n’y ait que moi ».

    Fernando Pessoa - Le livre de l’intranquillité.

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Message par Invité Dim 7 Jan 2018 - 19:51

Haworth sera le lieu des besognes les plus basses et le sanctuaire de l'écriture ; l'endroit de son confinement et celui de sa liberté ; l'observatoire du monde en même temps que sa coquille, Emily prend souverainement le parti de vivre dans la solitude, loin des divertissements de la ville et des rues balisées pour la foule, loin de ce qui se fait, de ce qui se pense et de ce qui s'écrit dans ces consensus confortables qui rassemblent les hommes, loin des manœuvres et des intrigues dans lesquelles ils trempent pour parvenir. Sans délectation morose, ni résignation, ni dégoût, ni emphase, elle fait le choix du retirement, puisqu'il constitue, elle l'a vérifié en elle-même, la seule condition pour que son esprit affronte ce devant quoi sans cesse les hommes se détournent : la présence en eux de ces forces obscures qui peuvent conduire au pire et dont elle a observé les ravages jusque dans sa propre famille.
7 femmes
Lydie Salvayre.

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Message par Invité Sam 20 Jan 2018 - 14:10

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Dernière édition par Hiémale le Mer 24 Jan 2018 - 15:59, édité 1 fois

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Message par Invité Sam 20 Jan 2018 - 14:33

"Des années après la guerre, après les mariages, les enfants, les divorces, les livres, il était venu à Paris avec sa femme. Il lui avait téléphoné. C'est moi. Elle l'avait reconnu dès la voix. Il avait dit: je voulais seulement entendre votre voix. Elle avait dit: c'est moi, bonjour. Il était intimidé, il avait peur comme avant. Sa voix tremblait tout à coup. Et avec le tremblement, tout à coup, elle avait retrouvé l'accent de la Chine. Il savait qu'elle avait commencé à écrire des livres, il l'avait su par la mère qu'il avait revue à Saigon. Et aussi pour le petit frère, qu'il avait été triste pour elle. Et puis il n'avait plus su quoi lui dire. Et puis il le lui avait dit. Il lui avait dit que c'était comme avant, qu'il l'aimait encore, qu'il ne pourrait jamais cesser de l'aimer, qu'il l'aimerait jusqu'à sa mort. "

C'est la fin de L'amant de Marguerite Duras qui est, je crois, mon passage préféré.

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