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Message par Le énième Thomas du site Ven 12 Juin 2020 - 12:36

Salut les zèbres ! Aujourd'hui, j'avais envie de partager avec vous une fiction (16 pages) que j'ai écrite il y a quelques mois. Elle raconte la journée d'un jeune homme qui se demande s'il est bipolaire, et qui n'a plus de somnifère pour s'endormir le soir venu.


                                                                                             Plus de Zolpidem :/

 Rémi se réveilla vers 11h. La fin de son sommeil fut troublée par le bruit d'une perceuse que les ouvriers maniaient dans un appartement situé à l'autre extrémité du palier. A peine eût-il ouvert les yeux, qu'il cria : « fils de pute ! », on ne sait pas trop à qui, le voisin qui avait commandité les travaux en plein milieu des vacances, les ouvriers qui faisaient leur boulot, la perceuse elle-même. Le jeune homme alluma son téléphone, se connecta sur Facebook. Il se déconnecta, tapa « Clara Morgane blowjob compilation » dans la barre de recherche du navigateur. Alors, il se masturba, plaisir dégradant dont il est néanmoins assez difficile de se passer et qu'il mettait un point d'honneur, d'habitude, à ne pas rechercher avant l'heure du coucher. Pour certains, se lever du pied gauche est un signe avant-coureur ; pour Rémi, c'est l'onanisme au réveil.

 Il poursuivit un moment le visionnage du film de Martin Scorsese, The Irishman. Ayant perdu l'espoir de passer la journée au lit sans culpabilité, il enjamba la pile de coussins jetés la veille en travers du passage, du mauvais côté de son canapé-lit, pour gagner la salle de bain (le jeune homme vivait seul, dans un deux-pièces au septième étage). Il y a deux manières de prendre sa douche : la première, digne, virile, élégante, consiste à la prendre debout. La seconde, à s'asseoir. Ces derniers temps, Rémi s'asseyait.

 Il lui fallut un courage immense pour arracher son corps mollasson à la chaleur lénitive du jet d'eau. Rémi se sécha, pendit sa serviette au-dessus de la cabine de douche, enfila une tenue quelconque. Avec un regain d'énergie, il ouvrit les volets, replia le canapé-lit, remit les coussins à leur place, puis déplaça ses assiettes sales de la table-bar à l'évier. Il n'avait pas de lave-vaisselle, mais cela ne le dérangeait pas. Faire la vaisselle le détendait. Généralement, le jeune homme écoutait de la musique en même temps. Aujourd'hui, c'était Picasso Blue, de Mighty Mo Rodgers.

 Tandis qu'il frottait avec la partie bleue de l'éponge des résidus de sauce bolognaise, Rémi songea à envoyer un message à son père. La veille, il avait passé l'après-midi sous son toit, en compagnie d'Arthur, son frère, Emilie, sa belle-mère, Johanna et Daphné, ses deux petites soeurs. Mais avait-il vraiment envie de les voir ? Il n'en était pas certain. En ce moment, il n'était certain de rien. Au mois d'août dernier, Rémi avait arrêté de prendre le régulateur d'humeur (Lithium) qui lui avait été prescrit lors de son séjour en clinique psychiatrique, et dont il avait fini par remettre en cause la nécessité. Une erreur classique, presque banale.

 Rémi frotta quelques secondes l'assiette avec le torchon, puis la rangea, encore humide, dans le placard. S'il envoyait un message à son père, il risquait de le regretter juste après, et alors il se rendrait chez lui à reculons, appréhendant le moment à passer comme une corvée dont il serait, du reste, l'unique responsable. Avant même d'avoir franchi le seuil, le jeune homme ne songerait qu'à écourter sa visite, tandis que son père, tout au contraire, ravi de le voir, ignorant le drame qui se jouerait en interne dans son esprit indécis, ferait tout pour le retenir, l'invitant à nourrir, injustement, rancœur à son égard. Rémi, cependant, donnerait le change jusqu'au bout, par peur de l'engueulade, puis redescendrait les marches de l'escalier dans un état de tension extrême, marcherait d'un pas vif dans la rue, parlerait tout seul, détacherait son vélo, pédalerait avec colère pour rentrer. Jugeant ce scénario d'une limpidité effrayante, il tenta d'abandonner l'idée mais... était-il assez fort pour rester seul en ce moment ? Ne serait-il pas inévitablement tenté de se mettre à écrire ? Et lorsqu'il aurait échoué à produire quoi que ce soit de bon, ne serait-il pas tenté de se dévaloriser, de réduire sa personne et, en fait, son existence tout entière, à cette mystérieuse impuissance créatrice ; ne considérerait-il pas sa baie vitrée (et les huit étages qu'elle surplombait) d'un air dangereusement sérieux ? Il abandonna une partie de la vaisselle dans l'évier et se fit des pâtes.

 Tandis qu'il se sustentait, Rémi se demanda, avec une intensité encore supérieure, s'il devait envoyer un message à son père, et, le cas échéant, quelle pourrait en être la teneur exacte. La veille, après le déjeuner, son père lui avait proposé de venir prendre le kawa (le café, en argot). Fallait-il lui demander la permission de venir prendre le kawa ? Mais alors, inévitablement, il instaurerait avec son père une certaine complicité, basée sur le souvenir commun de la formulation du message de la veille. Avait-il envie d'instaurer de la complicité avec son père, à qui il avait tout de même pas mal de choses à reprocher ?

 Rémi s'interrogea ensuite sur la raison de ce choix sémantique. Pourquoi écrire kawa, pourquoi l'argot ? Ce choix ne trahissait-il pas, de manière évidente, un certain malaise face aux énoncés les plus banals, une volonté de se démarquer virant à l'obsessionnel ? Pourquoi ne pas dire simplement café ? Peut-être ne s'en était-il pas rendu compte en écrivant son message, sans doute est-ce l'un de ces tics langagiers que l'on traîne avec soi sans s'en apercevoir... S'il écrivait kawa, Rémi souscrivait, de fait, à cette pseudo-originalité qui consiste à réemployer des mots désuets, ou carrément inusités. Mais s'il se contentait d'écrire café, il gardait ses distances et ne profitait pas de l'occasion pour créer une complicité avec son père... Que faire ? D'ailleurs, il n'avait toujours pas répondu à la première question. Avait-il envie de les voir ?

 En dessert, il mangea un yaourt nature (c'est une chose certaine car il n'y avait pas d'autres yaourts dans le réfrigérateur) et laissa l'emballage sur la table-bar. Sentant l'indécision le peser, il craqua aux alentours de 14 heures et envoya le message suivant à son père : « Je peux passer prendre le kawa ? ». Puis, il passa l'heure suivante à attendre la réponse, poursuivit le visionnage de son film. Rémi était encore loin du dénouement (The Irishman dure 3 heures 30...), mais il parlait, déjà, de chef d'oeuvre.

 Tandis que De Niro partageait ses souvenirs d'ancien combattant avec Joe Pesci dans un restaurant new-yorkais, Rémi ne cessait de zyeuter son téléphone, espérant, redoutant, (il ne savait plus trop), un message de son père. Il ouvrit une application qui permet de jouer au Scrabble contre ses amis Facebook, démarra une partie contre l'intelligence artificielle. Très vite, pourtant, il eut conscience qu'il avait arrêté de profiter du film, qu'il était en train de perdre son temps. Et il se mit à culpabiliser. Rémi aurait nettement préféré affronter, plutôt qu'un ordinateur, quelqu'un. Mais qui ? A qui pouvait-il proposer une partie de Scrabble ? Son père ne lui répondait pas, son grand-père habitait à Bordeaux, son ancienne belle-mère, avec qui il jouait parfois, lui avait posé un lapin la dernière fois qu'il lui avait proposé de l'affronter... l'avait-il mérité, s'était-il montré désagréable, avait-elle plus urgent à faire que de lui répondre ? Beaucoup de gens semblaient avoir plus urgent à faire que de lui répondre, en ce moment.

 Sans réponse de son père, Rémi essaya d'appeler Arthur. Il n'y parvint pas. Il cliqua sur l'application Messenger du Samsung, ouvrit sa discussion avec Emilie, appuya sur l'icône de communication. Nouvel échec. Il se sentit alors très seul dans son canapé. Un peu idiot, aussi.

 La tentation de prendre du Tercian, pour calmer la colère qui montait en lui, apparut. Il choisit de ne pas y céder, sachant pertinemment que s'il commençait à prendre un Tercian au milieu de la journée, c'était le début de la fin. Il préférait encore se servir un verre ; il y avait un fond de Vodka en bas de sa bibliothèque. Là encore, il résista. Quand sa belle-mère le rappela, ils se trouvaient chez Book-Off, un magasin d'occasion, moins cher que chez Gibert Joseph, mais dont le choix est aussi nettement plus restreint. Elle lui passa son père au téléphone. Il pourrait venir les voir quand ils seraient de retour. Comme toujours, il était le bienvenu. Rémi se sentit humilié par tant de sollicitude, ayant, dans ces moments-là, le sentiment douloureux d'être devenu une personne à charge. Il acquiesça ; il viendrait.

 Vers 17 heures, Rémi reçut un message de son père, lui donnant le feu vert. L'idée de changer d'avis le tenta bien, mais il la chassa vite de son esprit, redoutant par-dessus tout la perspective de devoir rester seul face à la tentation d'écrire. Rémi était si profondément convaincu que son incapacité à écrire était la source de tous ses maux, qu'il avait tout bonnement fini par se l'interdire, au sens le plus strict du terme. En même temps, il réalisait à quel point cette explication, en plus d'être incomplète, était parfaitement irrationnelle.

 Par-dessus son blouson, il enfila le gilet jaune (qui ne lui avait pas encore valu d'être confondu avec les manifestants sur les ronds-points) qu'il portait à vélo. Il ramassa le sac à dos Eastpak, mit le cadenas à l'intérieur. Puis, Rémi chercha ses clés dans la pièce à vivre, ne les trouva pas, chercha dans la salle de bain, ne les trouva pas non plus. Il eut l'idée de regarder dans sa penderie ; elles étaient dans la poche du pantalon qu'il avait mis la veille.
Rémi s'arrêta d'abord au deuxième étage. Il passa, en coup de vent, chez sa mère et son beau-père, récupérer un bip du parking. Il referma la porte derrière lui, attendit de nouveau dans l'ascenseur. Puis, il appuya sur le bouton du -1, composa le code d'accès au sous-sol. Parfois, Rémi composait d'abord le code (6-7-6-3), avant d'appuyer sur le bouton du -1. L'ascenseur montait jusqu'au 6ème étage, puis au 7ème, redescendait d'un étage, puis jusqu'au 3ème... Quand il était de bonne humeur, Rémi en souriait. Quand il était d'humeur à écraser les touristes asiatiques qui se prennent en photo le long de la Seine, en revanche, il devait se battre pour rester calme.

 Dans le local de l'immeuble, à un crochet en métal, était pendu un premier prix Décathlon que sa mère n'utilisait jamais. Rémi enserra d'une main la tige de la selle, de l'autre la fourche, et délogea le « destrier de métal » de son emplacement. Il était assez fier de son expression. Le jeune homme l'avait employé la veille, dans un message envoyé à son père, où il annonçait être sur le point d'enfourcher ledit destrier de métal. Monsieur-tout-le-monde aurait simplement prévenu qu'il arrivait, mais Rémi mettait un point d'honneur à se démarquer des autres. La communication était une arme privilégiée dans sa quête d'originalité. Il pouvait passer parfois jusqu'à une heure sur un texto, à réécrire certaines phrases, à ergoter sur la nécessité d'une virgule. L'autre jour, pour répondre à Arthur, qui le pressait de requérir l'avis de Joëlle, son ancienne belle-mère, avant de venir jouer à la Playstation, Rémi s'était fendu d'un alexandrin : « Je m'en vais de ce pas lui conter ma requête ! ». Il se demandait pourquoi il connaissait si peu de gens qui avaient la même fantaisie.

 Rémi sortit le destrier de métal du local, le laissa contre le mur, et revint sur ses pas. Il appuya sur l'interrupteur, referma la porte, tourna une première fois la clé dans la serrure, la tourna une deuxième fois, abaissa la poignée pour s'assurer que le local était bien verrouillé. Ce rituel était absurde. Son beau-père et sa mère avaient si souvent vilipendé ses étourderies, si souvent insisté sur le coût de la facture d'électricité et l'irrespect dont il faisait preuve, qu'ils l'avaient traumatisé. Rémi leur en voulait. Il repensa soudain à Emma, une jeune femme qu'il avait rencontrée en psychiatrie et qui vérifiait six ou sept fois que la lumière était bien éteinte avant de sortir de sa chambre. Il se demanda si lui aussi n'avait pas des TOCs.

 Rémi fit rouler le destrier de métal à côté de lui, franchit une première porte, traversa une partie du parking, s'immobilisa, tâta la poche gauche de son pantalon. Manque de chance, le bip n'y était pas. Il plongea sa main dans l'autre poche qui, bien sûr, était celle où il avait mis son téléphone, ses écouteurs, un billet de banque, une paire de clés... « Fais chier... » grommela-t-il. Rémi extirpa le bip, le pointa en direction de la porte automatique située une trentaine de mètres en amont, au sommet de la pente qui permet d'entrer ou de sortir du parking.

 Le néon se mit à clignoter d'une lumière orange. La porte se scinda en deux parties, qui coulissèrent simultanément, à la verticale. Rémi pédala comme un ouf pour grimper la pente mais, comme les autres jours, il ne réussit pas à aller jusqu'au bout. Il descendit du vélo, le fit rouler à côté de lui sur les cinq ou six derniers mètres. Ses jambes étaient déjà raides, avant même qu'il n'ait atteint la route. Parvenu sur le trottoir, il s'arrêta pour reprendre son souffle. Heureusement qu'il ne clopait plus. Du temps où Rémi clopait comme un pompier, il aurait été incapable de supporter un tel effort.
Rémi sortit de sa poche une paire d'écouteurs, dans un état de décomposition avancé, victimes de sa nervosité quotidienne, dont il avait coutume de mordiller le fil. Il les brancha sur son téléphone, inséra les pods dans ses oreilles, déverrouilla l'écran du Samsung.

 Il cliqua sur l'application musicale du téléphone ; arrivé au menu déroulant, il s'attarda une minute entière, recherchant une playlist qu'il n'avait pas beaucoup écoutée. Finalement, il opta pour celle intitulée « The Voice France », dans laquelle il avait compilé les auditions à l'aveugle de ses candidats préférés, téléchargeables sur la chaîne Youtube de l'émission.

 Le principe des auditions à l'aveugle est la marque de fabrique du télé-crochet. C'est ce qui le distingue de « Nouvelle Star » ou de la « Star Ac' » (Star Academy). Les jurés sont assis dans des fauteuils, dos aux candidats. Au cours d'une prestation, chacun peut appuyer sur le buzzer devant lui, avec pour effet immédiat de faire pivoter son fauteuil. Un pacte tacite assimile le fait de se retourner face à un candidat au désir de travailler avec lui, de l'avoir dans son équipe. Rémi se souvint d'une nouvelle, intitulée : « Je te veux dans mon équipe ! », qu'il avait publiée sur la plateforme sociale Wattpad, et pour laquelle il s'était inspiré des auditions à l'aveugle de The Voice. Un clodo entrait dans la rame de métro où le narrateur était assis, et poussait la chansonnette. Il ne se souvenait plus exactement de ce qu'il chantait, mais c'était quelque chose de poignant, comme « Ave Maria », ou « SOS d'un terrien en détresse ». Au début, certains passagers de la rame se moquaient de l'absurdité d'un tel choix. Les usagers du métro parisien sont habitués à ce qu'on leur chante « Les Champs-Elysées », ou « Bella Ciao », mais de l'opéra... Cependant, la voix, cristalline, du clodo finissait par mettre tout le monde d'accord. Le narrateur se retournait sur son siège, et s'écriait, en montrant le clodo du doigt : « Je te veux dans mon équipe ! ». Rémi avait décidément un drôle d'humour.

 Il avait remarqué que les meilleurs chanteurs étaient rarement les meilleurs paroliers, et avait été maintes fois déçu en écoutant l'album d'anciens candidats qu'il adorait lorsqu'il s'agissait de s'approprier des chansons déjà existantes. Parfois, il arrivait qu'un candidat combine les deux talents, comme c'est le cas de Liv Del Estal (saison 7), dont il avait téléchargé tous les morceaux, de Xam Hurricane (saison 7, aussi) et de son groupe, 8ème pli, ou encore de Soan (saison 7, mais de Nouvelle Star).

 Rémi fit défiler les morceaux de la playlist « The Voice France », dans un sens, puis dans l'autre. Il choisit finalement une reprise de Voyage Voyage au concours de Dole en voix, par Ecco (saison 7). Il n'employait pas souvent le mot génie, par peur de le galvauder, mais il lui semblait que l'interprétation d'Ecco à Dole en Voix était de cet ordre-là. Elle arrivait à transmettre par la seule technique de sa voix des émotions d'une intensité rare.
Il verrouilla l'écran de son téléphone, le rangea dans sa poche. L'un des problèmes, relativement mineur il le concédait volontiers, qui le préoccupait en ce moment, c'était que l'écran de son téléphone s'activait au moindre contact, alors même qu'il aurait dû être verrouillé. La musique qu'il était en train d'écouter s'interrompait sans arrêt, ou changeait toute seule ; ça le rendait ouf.

 A peine fut-il remonté sur le vélo qu'à la voix d'Ecco, se substitua celle de Yoann (saison 4) aux éditions à l'aveugle, sur un titre de Jacques Brel. Rémi redescendit provisoirement du vélo, sortit son téléphone de sa poche, cliqua de nouveau sur Voyage Voyage. Il verrouilla l'écran de son Samsung, qui lui faisait l'effet d'une mine antipersonnel, le remit précautionneusement dans sa poche. Rémi regarda à droite, ne vit pas de voitures, s'engagea sur la route. Quelques mètres plus loin, Ecco recommençait son morceau à zéro. Puis, l'assistant Google lui demanda ce qu'il avait prévu de faire aujourd'hui. Vincent ôta ses écouteurs. Voilà ce qui arrivait quand on faisait tout le temps tomber son téléphone. Rémi le savait, et envoyait tout le monde se faire foutre.

 Il remonta la rue de Paris sur une cinquantaine de mètres, puis s'engagea à gauche sur la piste cyclable qui longe l'avenue Robert Schumann. C'est la partie la plus agréable du trajet. Des arbres sont plantés, ne lui demandez pas lesquels, il n'y connait rien. Au bout de l'avenue Robert Schuman, se trouvent les grilles du collège Dupanloup, jadis tenu par des jésuites, où Rémi avait fait sa scolarité.

 Les autres élèves n'étaient jamais allés jusqu'à le brutaliser – le privé catho garantit tout de même un certain niveau de sécurité – mais ils l'avaient humilié. Avec le recul, il lui manquait certains codes, c'était évident. Ses parents refusant d'avoir la Playstation chez eux, Rémi ne compilait pas les « headshots » sur Call of Duty Modern Warfare 1 ou 2 (ou 3...). Il ne tirait pas au jugé (« noscope »), ni ne tirait rapidement (« flashscope »). Rémi ne draguait pas non plus les filles - quoiqu'il en ait eu d'envie - ni ne possédait de fringues de marques. Il était petit, chétif et avait de grandes oreilles, décollées nettement du lobe, qu'il tentait de dissimuler derrière des cheveux absurdement longs. Son seul moyen de sociabiliser était le football, dans la cour de récré.

 Fatigué de s'entendre traité d'intello, Rémi avait pris le parti de ne plus travailler et, globalement, cette stratégie avait payé. Ses notes avaient chuté, il avait même obtenu une heure de colle, pour avoir oublié un manuel... Mais vous savez comme est le naturel. (Il revient au galop.) En classe de troisième, l'écriture d'invention avait constitué une tentation suprême de se distinguer de la masse. Son professeur de français, une jeune femme très séduisante et d'une sensibilité extrême (l'exact opposé de ce que l'on s'attend à trouver dans un endroit comme le collège Dupanloup), avait perçu en lui un potentiel artistique immense. Elle lisait à ses deux classes de troisième les rédactions de Rémi, et avait même sous-entendu un jour qu'il était temps pour son élève de « prendre la plume ». Qu'avait-elle voulu dire ? Avait-elle suggéré qu'un jour, il puisse écrire un chef d'œuvre ?

 Tournant le dos au collège Dupanloup, Rémi quitta la piste cyclable de l'avenue Robert Schuman et bifurqua sur la rue du Château. Il poursuivit un long moment sur l'avenue de la porte Molitor. La circulation était relativement dégagée. Même aux heures de pointe, c'était le cas. Rémi continua sur la rue Molitor, s'arrêta au croisement avec la rue Michel-Ange. Au loin, il pouvait apercevoir les guirlandes suspendues à l'entrée de la place Jean-Lorrain, où a lieu tous les dimanches le marché d'Auteuil. Il remonta la rue Michel-Ange, descendit la rue d'Auteuil, s'engagea une première fois à contre-sens, rue Donizetti. Les caractéristiques de la voirie rendaient ce procédé assez dangereux car les voitures n'avaient pas vraiment le temps de le voir arriver. Il prit ensuite à contre-sens la rue Poussin, puis la rue Bosio, mais le risque d'accident était plus faible. Pour éviter ces infractions successives au code de la route, il aurait fallu continuer sur la rue d'Auteuil, prendre l'avenue Mozart, descendre la rue de la Source, et entrer dans la rue de la mission Marchand par le haut. Estimant qu'il ne faisait de mal à personne, mais jamais tout à fait à l'aise, cependant, à l'idée de violer la loi, Rémi se permettait de raccourcir un peu son temps de trajet.

 Vers 18h30, il arrêta son vélo contre une barrière de trottoir (avec un motif en losange). Rémi sortit l'antivol du sac, fit passer le câble en acier en-dessous d'un des côtés supérieurs du losange, de manière à former un huit. Cette précaution lui donna la conscience tranquille, à défaut de protéger son vélo. Contre une paire de cisailles, son destrier de métal n'aurait aucune chance. Mieux valait, dans Paris, ne pas avoir de vélo trop clinquant.
Rémi traversa la route, ôta son casque en marchant du côté des numéros impairs. Il s'arrêta sous un porche, composa de mémoire le code d'entrée, entra dans le hall. Rémi tendit le doigt pour appuyer sur l'interphone... se ravisa. Ses deux petites sœurs, âgées respectivement de deux ans et six mois, dormaient peut-être ? Le jeune en homme conclut que c'était peu probable car il était désormais trop tard pour faire la sieste et trop tôt pour dormir même si les bébés n'ont pas vraiment d'heure, c'est vrai, (hochement de tête effréné).

 Quelques secondes plus tard, ayant reconnu le bip caractéristique, il poussa la porte, enjamba deux marches, appuya sur le bouton de l'ascenseur. Au cinquième étage, la porte de droite était entrebâillée. Sur le canapé en face de l'entrée, Emilie, sa belle-mère, tenait, Samantha, sa petite sœur, dans ses bras. Son frère, Arthur, jouait sur son téléphone.

 « Bonjour ! » lança Rémi avec enthousiasme, avant de retirer ses chaussures, et de les laisser traîner en plein milieu du passage.

 « Rémi, tu peux mettre tes chaussures dans l'entrée, s'il te plaît ? » dit Emilie, après lui avoir froidement retourné son salut.

 Bien sûr, il le faisait tout de suite. Rémi aligna ses chaussures avec les autres paires. Il posa son casque sur la table, au milieu des couches pour bébé, enveloppes éventrées, jeux de cartes élimés...

 Rémi enleva son blouson, et l'assujettit au dossier de la chaise où il avait posé son sac-à-dos. Puis, il embrassa son frère, obligeant momentanément celui-ci à détourner les yeux de son Smartphone, où des bonshommes en short évoluaient de manière parfaitement irréaliste sur un terrain de football au graphisme éculé. Il se pencha au-dessus du nourrisson, contempla un instant ses yeux topaze, déposa un baiser sur son front. Avec sa tête surdimensionnée, elle lui faisait un peu penser à Kim-Jung Un, le leader actuel de la Corée du Nord... Il le dit à Emilie, à qui cette comparaison arracha un sourire forcé, puis l'embrassa à son tour. Elle lui demanda comment il allait. Elle avait l'air sincère... Rémi se demanda ce qu'il devait répondre à cette question d'ordinaire purement rhétorique. De toute évidence, la vérité était non. Mais la vérité est-elle toujours bonne à dire ? D'un autre côté, il ne se sentait plus la force de faire semblant. Mais comment ne pas être pathétique ? Rémi répondit d'un air évasif qu'il avait déjà connu mieux, faillit ajouter qu'il avait déjà connu pire, se retint. Il chercha quelque chose de positif à dire, ne trouva pas. A ce moment-là, Franck, son père, entra dans la pièce, l'appelant « bonhomme », ravi de le voir. Il portait, comme souvent, un T-shirt uni à manches longues et col rond, au milieu duquel les lettres HOLLISTER, surmontés du symbole de la marque - une mouette aux ailes déployées - s'étalent en capitales. Plus ringard, tu meurs.

 Ils se firent la bise sans effusion excessive, en hommes. Franck lui annonça qu'il allait faire des courses pour le dîner, qu'il serait de retour dans une heure. Rémi acquiesça. Son père adorait faire ce genre de choses : partir au moment où il arrivait. Il ne le faisait pas exprès, ce n'était pas une stratégie pour l'éviter ; simplement, Franck ne se rendait pas compte de l'effet qu'un tel comportement produisait sur son fils, en proie à un besoin d'attention débordant, surtout en ce moment. Johanna, sa petite sœur de deux ans, déboula dans la salle à manger, l'appelant par son prénom. Rémi se baissa, déposa un baiser sur sa joue, attendit qu'elle lui rende la pareille, attendit longtemps... Il se releva finalement, affecta de ne pas prendre au sérieux le vent qu'il venait de se prendre. Son père claqua la porte derrière lui. Rémi s'assit dans le canapé. On badina quelques instants, puis le jeune homme demanda à Emilie la permission de disputer une partie de golf sur la Wii avec son frère – c'est essentiellement dans ce but qu'il était venu les voir. Il observa sa réaction. Elle hocha la tête, impassible. Se sentait-elle exclue de la relation belle-mère/beaux-fils chaque fois qu'un scénario comme celui-là se produisait ? C'était difficile à dire. Rémi connaissait assez bien Emilie maintenant pour savoir qu'elle ne se moquait pas éperdument de ces choses-là. Après, il ne fallait pas non plus négliger le fait qu'Arthur et lui faisaient partie d'un deal qu'elle avait conclu avec leur père trois ans plus tôt : une semaine, on s'encanaille rien que tous les deux, hein, ambiance canard, et tout, eh vas-y que je te suce devant L'Empire des sens de Nagisha Oshima ; une semaine, je supporte la connerie de ton grand dadais, en espérant que le petit frère ne va pas suivre son exemple sinon, crois-moi, on est mal. Enfin, ça c'était avant qu'Emilie ne tombe (deux fois) enceinte.

 Rémi se releva, appuya sur le bouton « Power » de la Wii, attendit qu'il se passe quelque chose, constata que rien ne se passait, se rendit compte que la console n'était pas branchée à la multiprise. Il la brancha, appuya de nouveau sur le bouton « Power » dont le voyant lumineux vira du rouge au bleu. Le disque, inséré la veille, était resté dans le lecteur.

 Je vous passe une foultitude de détails dont vous n'avez cure (si encore Rémi et Arthur avaient joué à Mario Kart Wii, on aurait peut-être pu commenter le générique...). Rémi sélectionna Rémi, l'avatar, le « Mii » avec lequel il avait joué la veille et qui lui était proposé par défaut. Arthur choisit Arthur. Puis, les deux frères se mirent d'accord sur une partie en 9 trous, le maximum possible.

 Il y eut un bref teaser, montrant le drapeau à l'extrémité du parcours numéro 1, drapeau que les 13 kilomètres par heure de vent ensuite indiqués dans les paramètres à droite de l'écran ne semblaient pas avoir le pouvoir de faire onduler ne serait-ce qu'un tantinet, planté au milieu d'un green vide dont l'herbe était impeccablement tondue. Pas un terrier de lapin, ni une motte de terre à l'horizon.

 Puis, Rémi (son avatar) apparut au point de départ, un driver à la main, qu'il avait vraisemblablement choisi parmi les quatorze clubs de golf que contenait son sac, déplacé de trou en trou par un caddy (un porteur) invisible. Rémi étudia les paramètres à droite de l'écran : treize kilomètres par heure de vent avant (légèrement de biais, le vent...). Pour ce qui est du parcours, il le connaissait par cœur : un bunker ultrasimple à éviter sur la gauche du fairway, un tracé droit. Le par était de 5, il allait essayer de le faire en 4, oui, ce serait bien en 4. Parfois, il le faisait en 3, mais bon... Il se décala un peu en fonction du vent. En bas à gauche du menu de droite, une jauge indiquait la puissance. Rémi fit plusieurs coups à vide, pour s'entraîner, répéta son geste, essaya de trouver ses marques. Son père tenait la manette à deux mains, et faisait un vrai geste de golfeur ; Rémi, plus pragmatique, se contentait de donner un coup sec. Le capteur de mouvement ne prenait pas en compte la gestuelle... à quoi bon imiter les vrais joueurs ?

 L'étalonnage de la jauge, relativement imprécise, allait de 1 à 4. Au-dessus, le trait devenait rouge : la balle partait quand même, mais la précision du coup s'en trouvait amoindrie, le décalage qu'avait opéré Rémi risquait de ne pas être pris en compte. Après avoir fait encore trois ou quatre coups à vide, Rémi maintint enfoncé le bouton arrière de la manette, et frappa. Le trait de la jauge s'arrêta juste avant le 4, indice de performance rapidement suivi par un « Nice Shot ! » appréciateur de l'ordinateur. Cela aurait pu être mieux, se dit Rémi en regardant la jauge. En effet, il y avait possibilité d'être encore un peu plus près du 4, mais il y avait surtout possibilité d'être plus loin. Rémi se rappela une discussion qu'il avait fréquemment avec ses psychiatres, au sujet de l'absolu. Ceux-ci lui disaient de ne pas rechercher la perfection, de viser 7 ou 8 plutôt que 10. Rémi accusait, en son for intérieur, les psychiatres de l'induire en erreur, et englobait leurs discours dans une baisse d'exigence imputable à son époque, pour laquelle exigence était synonyme de pénibilité. Lui voulait avoir 10 dans tout : ses études, ses loisirs, ses relations avec les autres, les parties de golf sur la Will. Et tant pis, si de temps à autre, ça lui valait d'être interné en psychiatrie, tant pis s'il était constamment déçu, s'il n'avait plus de relations stables avec des gens de son âge depuis un moment. Et il se mit à converser avec lui-même, trouvant des arguments pour les deux points de vue. « Le mieux est l'ennemi du bien », avait dit Voltaire, mais Damien Chazelle, le réalisateur de La La Land, affrimait dans Whiplash qu' « il n'y a pas d'expression plus meurtrière » que « travail satisfaisant ». Faire bien les choses ne m'intéresse plus, songea Rémi. Il savait qu'il pouvait faire les choses bien, il l'avait déjà prouvé à maintes reprises par le passé, alors pourquoi continuer ? Non, en fait, ce qu'il voulait vraiment, c'était exceller, exceller ou bien échouer complètement.

 La balle rebondit loin du bunker, roula sur le fairway, s'arrêta. Une notification s'afficha sur l'écran. Encore 220 yards avant le green. Espérons qu'après avoir joué ce premier coup, Rémi, dont les réactions n'étaient pas visibles à l'écran de sorte l'on ne saurait jamais si son avatar était aussi perfectionniste que Rémi, ne souffrit pas d'un tour de rein, ou autre blessure handicapante.

 Bon, on ne va peut-être pas se farcir les neuf trous (je sens un certain soulagement chez toi, lecteur...), oui, ce sera pour une prochaine fois. Ce qui importe là, tout de suite, c'est le résultat. Car Rémi détestait perdre, même contre son frère. Surtout contre son frère... Le résultat s'afficha sur l'écran. Il avait battu Arthur, battu son record, mais le score autrement génial que laissait supposer son résultat après les cinq premiers coups (-4) lui avait échappé dans les quatre suivants, la faute à deux putts manqués, dont un, (vraiment) d'une facilité déconcertante. Rémi terminait la partie à -4 ; Arthur à -2 (score qui, en temps normal, lui aurait permis de s'imposer).

 « Bien joué ! » dit Rémi, félicitant son frère, comme chaque fois qu'il gagnait contre lui. Il leva la paume de sa main, se préparant à essuyer son second vent de la journée, mais Arthur, incontestablement, était quelqu'un de gentil. Arthur frappa sa paume contre la sienne.

 « Tu veux en refaire une ? » proposa Rémi, qui n'avait pas tellement prévu de faire autre chose aujourd'hui, et à qui cette activité permettait de lâcher prise. Arthur objecta, avec son tact habituel, que ça commençait peut-être à faire un peu beaucoup. Et en effet, c'était déjà leur quatrième partie de Wii en deux jours. Rémi se rangea à son avis. Arthur se rassit dans le canapé, les genoux pliés à hauteur de menton, remit ses écouteurs, recommença à jouer sur son téléphone. Rémi l'observa, un brin mélancolique, songeant qu'il avait eu, lui aussi, un jour, la capacité à s'absorber dans un imaginaire, incarner le rôle d'un entraîneur sur Fifa, se réjouir d'avoir obtenu Germain Defoe pour 15 millions d'euros alors qu'il en valait au moins 25, (à coup sûr), ou d'avoir fait monter Tours en ligue 1.

 Mais bon, quand même, son score à la Wii l'avait mis de bonne humeur, c'était la preuve qu'il était encore capable de briller, malgré la résurgence de la tachypsychie. Il appuya sur le bouton « Input » de la télécommande, et bascula sur les chaînes de la TNT. Rémi composa le 15, numéro du Samu mais aussi, (coïncidence ?), de BFM TV. C'était l'heure d'une édition spéciale consacrée à la réforme des retraites. Rémi s'en lassa assez vite, zappa. Sur la 4, les intervenants du Canal Football Club commentaient le désamour actuel des joueurs de Monaco pour leur entraîneur, Leonardo Jardim. C'est alors qu'au milieu du public, derrière Hervé Mathoux, il la remarqua. Toi aussi, cher abonné, tu l'as peut-être déjà aperçu. C'est une jeune femme qui n'a pas dû te laisser indifférent. Elle a un regard pétillant, plein de malice. Un nez grec, de grands yeux marron, sous des sourcils fins et arqués. Des pommettes saillantes et roses, une bouche en forme de cœur légèrement maquillée. Un tailleur couleur beurre, par-dessus un top noir, ainsi qu'un collier en pendentif. Estomaqué, Rémi mit l'émission sur pause et la prit en photo. Il se dit qu'il devrait la mettre en story sur son compte Instagram, et composa dans sa tête le commentaire suivant : « J'étais entrain de regarder la télé quand soudain... ». Mais est-ce que ce n'était pas un peu ridicule ? Rémi fut pris d'un doute. Il avait toujours abhorré les gens qui racontent leur vie sur Instagram. En même temps, que cherchait-il à prouver en boycottant Instagram ? Qu'il n'avait plus l'âge pour ces enfantillages, qu'il était plus mature que les autres ? Quelle arrogance... Cependant, pourquoi publier une story maintenant, alors qu'il s'était interdit d'en publier d'autres récemment ? Dans un souci de cohérence, il valait mieux s'abstenir. Et puis, Rémi se connaissait, il le regretterait après coup. Il risquait d'avoir l'air un peu fleur bleue, ou pire, d'un gros macho. Rémi changea d'avis. En même temps, cette fille était vraiment très jolie. Et son commentaire amusant. Il aurait été vraiment dommage de se censurer ainsi. Il regretta soudain d'avoir parmi ses amies Instagram des féministes, très étroites d'esprit, qui ne manqueraient pas de le juger. Rémi s'énerva. Au diable, les féministes... Qu'en avait-il à faire, de leur avis ?

 Rémi cliqua sur l'option de partage, appuya sur l'icône Instagram en-dessous duquel il est écrit « Stories ». En rédigeant la légende de la photo, il eut un doute. Devait-il écrire « télévision » ou simplement « télé » ? S'il écrivait « télévision », il montrait un certain attachement pour le français, une rigueur que « télé » n'avait pas. « Télé » était vulgaire, familier. Mais « télé » faisait plus naturel, plus spontané. Que faire ? Après avoir changé d'avis une bonne centaine de fois en l'espace de cinq minutes, Rémi appuya sur le bouton d'envoi, conservant l'énoncé initial. Ses hésitations étaient stupides. D'abord, personne ne remarquerait la différence. Et puis, quand bien même, ce n'était pas sur cela qu'on allait le juger.

 « Tu as vu ça ! » s'exclama-t-il, en montrant l'écran du doigt. « Quoi ? » dit Arthur, mettant son jeu sur pause. Comment ça, quoi ? Qu'est-ce que son frère ne voyait pas ? « Elle n'est pas trop jolie, peut-être ? » Si, si, elle était jolie, Arthur l'admettait volontiers. Rémi se sentit déçu. Il appuya sur le bouton de la télécommande, pour reprendre l'émission là où il l'avait laissé. La belle inconnue le fascinait. Il imagina un scénario. Après avoir lu l'un de ses bouquins dans lequel Rémi parlait d'elle, la jeune femme demandait à prendre un café avec lui. Si seulement... C'est alors qu'il remarqua une autre femme qui, elle, faisait partie des intervenants. C'était Laure Bouleau, la nouvelle chroniqueuse du Canal Football Club et ex-joueuse du Paris Saint-Germain. Elle ressemblait un peu à Diane Kruger. Outre sa beauté plastique, Rémi fut très vite séduit par l'intelligence de ses commentaires. Pour une fois qu'une femme n'était pas là uniquement pour son physique...

 Après être revenu du supermarché, son père fit chauffer le poulet Old El Paso à la poêle. Puis, Emilie appela les garçons à table.
Emilie porta Daphné dans sa chaise sur bébé. Elle lui mit son bavoir autour du cou. Daphné regardait ses grands frères avec un air malicieux. C'était une petite fille exceptionnellement dégourdie pour son âge, qui avait un vrai problème avec l'autorité. Il allait être difficile de la cadrer, songea Rémi.
Il croqua dans sa fajitas. Elle était délicieuse. Rompant le silence, il évoqua son coup de foudre pour l'inconnue du Canal Football Club. « Thomas... » soupira Emilie, en secouant la tête. Il s'enhardit et loua la pertinence des commentaires de Laure Boulleau. Il était rare, souligna-t'il, qu'une femme s'y connaisse en football. Comme il le craignait, Emilie qualifia sa remarque de machiste. Blessé, il s'en défendit. Cela était parfaitement logique puisque le football était un sport masculin. Emilie lui répondit que c'était un cliché. Rémi s'agaça. Il aurait dit pareil d'un consultant masculin dans une émission de danse. Cette obsession pour l'égalitarisme le faisait bouillir. Et soudain, il regretta d'être venu les voir. Ce n'était pas la première fois qu'il avait ce genre de débats avec sa belle-mère. Il aurait dû se douter que la soirée prendrait ce tour.

 Le reste du dîner se déroula dans un calme relatif. Rémi ne s'intéressa que vaguement à la conversation. Il était profondément agacé contre sa belle-mère. Il était meurtri, qu'elle qualifie ses réflexions de « clichés ». Dans un de ces concours d'éloquence auquel le jeune homme participait régulièrement, il aurait aisément démonté les arguments d'Emilie. Mais dans la vraie vie, il était incapable de défendre ses positions. C'était un lâche.
Il vida son assiette dans le lave-vaisselle, puis leur dit qu'il allait rentrer. Il avait bu un peu de vin rouge, mais il était parfaitement apte à faire du vélo. Oui, il serait prudent sur la route. Non, il n'enverrait pas de texto quand il serait arrivé. D'autres questions ?
Daphné l'accompagna sur le palier. Il ouvrit la porte de l'ascenseur, et la laissa appuyer sur le bouton. Puis, elle retourna à l'intérieur. Son père était sorti également. Il profita de ce bref moment d'intimité pour lui demander comment ça allait en ce moment. Rémi répondit qu'il avait rendez-vous avec son psychiatre dans deux jours. Franck hocha la tête. Il le soutenait moralement, il ne devait pas oublier que son père l'aimait, hein, bonhomme. Il lui demanda s'il reviendrait les voir bientôt. Ca lui avait fait plaisir de le voir... Rémi laissa planer le doute. Il verrait quand il serait disponible.
Rémi monta dans l'ascenseur. Il dit au revoir à son père, qui lui fit coucou de la main, juste avant que les portes ne se referment. Puis, il poussa un soupir de soulagement. Ouf. Enfin seul.

 Rémi détacha son destrier de métal, que personne n'avait été tenté de lui piquer. Il remit l'antivol dans son sac, fit rouler le vélo à côté de lui jusqu'au bord de la route. Il regarda à droite, ne vit pas de voitures, s'engagea sur la chaussée. Il se mit à pédaler avec énergie, ressassant l'accrochage qu'il avait eu avec sa belle-mère. Ce n'était pas vraiment une dispute, à proprement parler. Le ton n'était pas monté, les deux partis étaient restés relativement calmes, cela avait duré quelques minutes, tout au plus... Pourtant, Rémi se sentait affreusement mal. Il avait le sentiment d'avoir été humilié par sa belle-mère. Il aurait voulu qu'elle se range à son point de vue. Il aurait aimé lui démontrer en quoi elle avait sur-réagi à ce qui, finalement, n'était qu'une réflexion banale de sa part, destinée à meubler la conversation, à passer le temps. Il se sentait tellement furieux qu'il aurait aimé l'étrangler, là, maintenant. Le jeune homme se reprocha cette pensée. Etrangler sa belle-mère ? Ca ne tournait vraiment pas rond...

 La circulation était déserte. Il rentra chez lui, accrocha le vélo dans le local, tourna une première fois la clé dans la serrure, la tourna une deuxième fois, abaissa la poignée pour vérifier qu'il était bien verrouillé. Il se demanda à s'il n'avait pas des TOCs, reprocha à son beau-père et à sa mère de l'avoir traumatisé, monta dans l'ascenseur. Il avait passé la journée à réfléchir, il était épuisé, il souhaitait maintenant lâcher prise. Le Zolpidem, aussi appelé Stilnox, allait lui rendre ce service. C'est un puissant sédatif, une molécule apparentée aux benzodiazépines. Quand il en prenait, Rémi se sentait joyeux et avait envie de dire des choses bêtes.

 Rémi rentra chez lui, enjamba une chemise, une raquette de ping-pong, un dictionnaire... Demain, il faudrait songer à mettre un peu d'ordre. Il posa son sac sur l'une des chaises hautes de la table-bar, et se déshabilla dans la salle de bain. Avant d'entrer dans la douche, il regarda son téléphone. Vingt personnes avaient vu sa story sur Instagram ; mais aucune n'avait réagi. Il se demanda si son commentaire était vraiment si drôle que cela, finalement...
Pour la seconde fois de la journée, il s'assit, et laissa couler le jet d'eau longtemps sur son corps transi de froid. Puis il se sécha, enfila un bas de survêtement, et un T-Shirt que son grand-père lui avait ramené de Martinique.

 Rémi hésita à prendre le Zolpidem maintenant. Il regarda l'heure sur son téléphone. Il n'était que 21h30, c'était peut-être un peu tôt. Mais qu'allait-il faire, maintenant qu'il était de nouveau seul ? Il sentit alors le submerger une grande vague de découragement, un élan incoercible de tristesse. Il était incapable de rester seul très longtemps, en ce moment. Lui qui adorait la solitude, c'était une vraie souffrance.

 Qu'avait-il envie de faire ? Au fond, une seule chose. Ecrire. Mais il ne pouvait s'empêcher d'imaginer le pire, de ressasser toutes ces fois où il avait tenté d'écrire un chef d'œuvre et qui s'étaient conclu par l'expression de sa névrose à l'état pur. Le premier jet était source de libération. Il reprenait espoir, il ne comprenait plus pourquoi il avait si peur de la page blanche. Lorsqu'il regardait à nouveau son texte, le lendemain, il repérait, à la manière d'un scanner, tous les endroits où l'écriture aurait mérité d'être retravaillée. Il cherchait alors à faire des retouches, mais plus il croyait améliorer son texte, et plus il le rendait illisible. D'un jour sur l'autre, il ne se contentait plus que de changer la place d'une virgule, modifier le temps d'un verbe, ou carrément supprimer tout une phrase qu'il jugeait sur le moment inutile et dont il se rendait compte quelques jours plus tard qu'elle était essentielle à la compréhension du texte. Il passait deux mois à travailler sur une dizaine de pages, pour au final se rendre compte qu'il était complètement fou, complètement névrosé, comme le personnage de Claude dans L'œuvre, son roman préféré de Zola.

 D'un autre côté, il serait bien obligé, un jour, de s'y remettre. Depuis l'âge de dix ans, il souhaitait devenir écrivain. Rémi le sentait, il ne trouverait aucune consolation tant qu'il n'aurait pas publié un premier roman dans une maison d'édition. Les concours d'éloquence, le Scrabble, les femmes, tout cela n'était rien, en comparaison de l'écriture. C'était son destin, et il ne pouvait s'y soustraire.

 Ecrire à propos de quoi ? Dans sa vie, il avait beaucoup écrit sur les autres. Peut-être était-il enfin temps d'écrire sur soi, de livrer son point de vue sur le monde... Et puis merde, il ouvrit un document Word sur son ordinateur. Que pouvait-il bien raconter ? Son séjour en clinique ? C'était trop dur, il ne s'en sentait pas capable. Pas encore. La souffrance qu'il vivait en ce moment ? Pourquoi pas... mais par où commencer ? Il y avait tant de choses à dire... Il songea à tout ce qu'il ignorait, à tout ce qu'il n'avait pas encore compris. Etait-il bipolaire ? L'arrêt du Lithium, qui pendant trois mois n'avait eu aucune conséquence, pouvait-il vraiment être la cause de la tempête qu'il traversait en ce moment ? Rémi referma le document sans avoir rien écrit. Demain, peut-être, il réessaierait. Demain, toujours demain. Depuis quatre ans, il devait commencer demain.

 Le jeune homme se leva, et donna un violent coup de pied dans la table-bar. Il ressassait à nouveau la dispute avec Emilie. Quelle connasse... Immédiatement après, il se reprocha d'avoir eu cette pensée. C'est lui qui était malade, après tout, pas elle. Elle n'y était pour rien, la pauvre. Si Rémi devait en vouloir à quelqu'un, c'était à lui-même... Mais en même temps, Emilie était tout de même très agaçante avec son militantisme pro-féministe. Si on avait même plus le droit de rigoler... Peut-être simplement n'avait-il pas rencontré, jusque-là, les bonnes personnes. Il y a quelques semaines encore, il aurait considéré que voir son père et sa petite tribu était une perte de temps. Et pourtant, il avait passé le week-end en sa compagnie...
Stop. Il faut que ça s'arrête, songea Rémi. Il alla dans la salle de bain, et retourna la plaquette de Zolpidem qu'il avait posée sur le rebord du lavabo. Elle était presque vide, il faudrait songer à demander une nouvelle ordonnance à son psychiatre. Alors, il réalisa qu'elle n'était pas presque vide, mais... complètement vide. Pris de panique, il fouilla dans sa trousse de toilette, en sortit une autre plaquette de Zolpidem. Elle était vide aussi. Ce n'était pas possible, pas maintenant. Il revérifia un à un les compartiments, mais Rémi dut se rendre à l'évidence : il n'avait plus de Zolpidem.
Le énième Thomas du site
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